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Page:Le Tour du monde - 10.djvu/122

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compte 360 électeurs politiques. Quand un curé ou un vicaire vient à mourir ou désire sa retraite, on donne avis par le journal que la place est vacante et on invite les candidats à communiquer au conseil spécial de la commune certaines attestations officielles que l’on délivre à Saint-Gall. C’est dans l’église que se fait l’élection. La nomination est d’abord provisoire : on la confirme après une année. Les émoluments fixes du doyen sont d’environ mille francs. Le casuel est très-minime, mais les charges du presbytère ne sont pas lourdes : on n’a guère à secourir que les voyageurs indigents, et la vie n’est pas chère.




La misère est à peu près impossible à Ragaz. Il faudrait bien de la mauvaise volonté ou des vices peu ordinaires pour y devenir pauvre. L’ambition très-légitime du bien-être est merveilleusement secondée chez les habitants par un système qui mérite d’être connu.

La commune de Ragaz possède des bois et quelques terres. Elle augmente considérablement l’étendue de son territoire en s’employant à endiguer peu ft peu devant elle le Rhin qui, au temps des pluies et des fontes de neige, s’étend follement de droite et de gauche dans la vallée, sur une grande largeur. Comme ses eaux n’ont rien des vertus fécondantes du Nil, ses débordements sont un fléau. Les habitants de Ragaz lui creusent un lit suffisant pour qu’il puisse rendre quelques services à la navigation, et, en récompense de ce travail utile, ils se partagent les terrains autrefois submergés. Ce n’est pas un sol très-productif pendant les premières années. On n’y récolte d’abord que des oseraies, des arbustes maigres, quelques plantes fourragères. Mais, à l’aide des amendements, des arbres plus vigoureux s’élèvent et insensiblement la couche de terre végétale s’épaissit et se féconde.

Voici maintenant de quelle manière se fait, entre les habitants, la distribution de toutes les propriétés communales. Chaque citoyen de Ragaz a droit à une part qui comprend : le pacage sur les prairies de la montagne, la coupe d’une certaine quantité de bois, et l’usufruit d’une pièce de terre. Ces parts sont en ce moment, je crois, au nombre d’environ deux cent vingt-cinq. Dès qu’une d’elles devient vacante par suite de décès, elle est attribuée à celui des citoyens qui, n’en ayant encore aucune, est le plus âgé. En général, on arrive à obtenir une part vers l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans. Après la mort du mari, la veuve continue à jouir de la même part : elle peut la faire exploiter : c’est aussi ce que font les vieillards lorsqu’ils n’ont plus la force de cultiver eux-mêmes. Chaque année, au premier janvier, les jeunes gens qui peuvent prétendre à une part et les citoyens nouvellement admis, se réunissent et, si quelques-uns ont les mêmes droits par suite d’égalité d’âge ou autrement, on procède à un tirage au sort. On a établi certaines règles protectrices contre les usufruitiers qui seraient tentés d’abuser du fond. Si, par exemple, on coupe un arbre, on est obligé d’en planter un autre.

Sans doute une famille ou même une seule personne serait loin d’être à l’aise, si elle ne possédait rien de plus qu’une de ces parts. C’est ce qu’on ne voit presque jamais. Il n’est pas de citoyen qui n’ait un petit patrimoine ou une industrie ; et qui ne sait d’ailleurs de quel encouragement est la jouissance assurée d’une propriété viagère, si minime soit-elle ? Du bois, du fourrage, un champ, un verger, et on se sent déjà les pieds fermement posés sur le sol ; avec un commencement de sécurité, on à une valeur propre, une responsabilité, et presque une dignité. Puis les mœurs sont simples, à Ragaz : on a peu de besoins ; on cherche le bonheur ailleurs que dans la richesse et le luxe.

« À combien doit s’élever, demandai-je, le revenu d’une famille, pour qu’elle ne souffre pas ?

— Il suffit qu’elle ait en argent, bon ou mal an, une somme de quatre-vingt à cent francs, et de plus la valeur de quatre cents francs en nature.

— Et une famille bourgeoise ? la vôtre, par exemple ? (il s’agissait d’un groupe de sept personnes.)

— On est très à l’aise, presque riche ici, avec un revenu total de deux mille francs, récoltes et argent.

— Les mois d’hiver ne sont-ils pas difficiles à passer ?

— Aucunement : nous avons des concerts, des bals, des conférences de littérature, de science, d’économie politique. On va aussi quelquefois visiter, par partie de plaisir, des parents ou des amis aux villes, à Saint-Galles, à Zurich, à Fribourg. »

On a d’ailleurs assez à s’occuper des intérêts de la chose publique. La commune est administrée par deux conseils municipaux, l’un qui a dans ses attributions tout ce qui se rapporte à l’ordre, à la police, à l’hygiène ; l’autre, qui administre les biens, les finances, règle l’impôt. Plusieurs commissions spéciales s’occupent des progrès de l’instruction, de l’agriculture, président aux délassements intellectuels de l’hiver, musique, conférences, etc. Cette division des fonctions communales, conférées par le vote libre des habitants, permet de faire tour-à-tour participer les personnes les plus intelligentes du village aux modestes honneurs de l’administration.




Et maintenant, je reviens à mon début et je me demande avec un sentiment sérieux si je ne me suis pas laissé séduire par ce penchant assez commun parmi nous de trop louer ce que nous voyons à l’étranger, au préjudice de notre patrie. Non. Les villages français que je connais bien, non par ouï-dire, mais pour les voir de près, sont réellement, par comparaison avec cette petite commune étrangère, dans un état d’infériorité que je déplore sincèrement.

Les adversaires de l’instruction populaire en France ne manquent pas de faire remarquer avec amertume que le fils d’un laboureur, dès qu’il arrive à savoir quelque chose de plus que ce qu’on enseigne à l’école primaire, est pris de la passion des villes. Je le crois bien. Tant que nous ne donnerons l’instruction au peuple que