Page:Le Tour du monde - 10.djvu/137

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finesse de leur cou et la sveltesse de leurs contours, un contraste bizarre et charmant avec les lourds pans de verdure qui voilaient les deux rives. Le célèbre Gœthe, curieux de juger au point de vue plastique de quelle façon la forme et la couleur humaine se détachaient sur le vert du paysage, pria, dit-on, un beau jeune homme de ses amis appelé Frédéric, de se promener nu devant lui, au seuil d’une forêt. J’ignore quel enseignement l’auteur de Mignon retira de cette étude ; mais comme il m’a été donné de voir maintes fois des silhouettes d’hommes blancs, noirs, jaunes, rouges, se dessiner sur le rideau mouvant de la végétation, je n’hésite pas à déclarer ici que le beau Frédéric, cet ami de Gœthe, devait être comme combinaison plastique et effet de couleur, fort au-dessous d’une aigrette blanche on d’un flamant rose. L’homme est de tous les animaux que nous pouvons connaître, celui dont la forme et l’habitus s’harmonisent le moins avec la nature inanimée. Les angles saillants de sa charpente, qu’on nous passe cette figure, s’emboîtent mal avec les angles rentrants d’un paysage. On sent que le portrait n’est placé ni dans le jour ni dans le cadre qui lui conviennent et peuvent le faire valoir. Je sais bien que les partisans de la simple nature et les amateurs de paysages grecs prétendront le contraire, et je regrette à cause d’eux de ne pouvoir développer convenablement mon syllogisme, qui, réduit au seul énoncé de la proposition majeure, peut sembler obscur ou paradoxal ; mais le temps me talonne et quelque obligeant lecteur se chargera d’argumenter et de conclure en mon lieu et place.

Partis à dix heures du matin de Santa-Rosa, nous arrivons au coucher du soleil à Consaya. Trois gracieuses habitations de Chontaquiros édifiées côte a côte et reproduisant l’élégant hangar de Sipa, s’élevaient sur un talus de la rive gauche. Six familles y vivaient en commun.

Habitations d’Indiens Chantaquiros, à Consaya.

Une réfection copieuse nous fut offerte par les naturels de la localité en échange d’hameçons de formats divers. Pendant la soirée, un colloque animé s’établit entre nos rameurs et les gens de Consaya. Aux regards que ceux-ci jetaient sur nos ballots, nous devinâmes sans peine le sujet de la conversation. Comme nous n’en pouvions prévoir l’issue, nous fîmes bonne garde autour de nos effets et grâce à ce redoublement de vigilance, le lendemain en nous levant, nous n’eûmes à constater aucune soustraction.

Au moment de prendre le large, quelques-uns de nos hôtes se jetèrent dans une pirogue, et témoignèrent le désir de faire avec nous un bout de chemin. Le comte de la Blanche-Épine qui crut voir dans la manifestation de ces indigènes un besoin naturel d’honorer sa personne et de lui rendre hommage, leur sourit si agréablement que les Chontaquiros encouragés par cet accueil, attachèrent leur embarcation à la sienne et naviguèrent de conserve avec lui. Pendant un moment le noble monsieur put se comparer à Bacchus, fils de Sémélé, traînant à sa suite les peuples indiens qu’il avait pacifiquement conquis. Toutefois son erreur fut de courte durée. À une lieue deConsaya, les Chontaquiros qui n’avaient d’autre but en nous accompagnant, ainsi qu’ils le dirent aux interprètes, que d’essayer devant nous si les hameçons de fer que nous leur avions donnés étaient moins connus des poissons que les hameçons d’os dont ils se servaient d’habitude, les Chontaquiros débarquèrent sur une plage, déroulèrent leurs lignes pourvues d’une bouée de bois poreux en guise de liége et se préparèrent à pêcher. Le comte de la Blanche-Épine désagréablement impressionné par cette halte intempestive de son escorte, — l’escorte, on s’en souvient, était la pierre d’achoppement contre laquelle il se heurtait toujours, — fit signe à ses rameurs de passer outre ; mais ceux-ci au lieu d’obéir, rapprochèrent du bord la