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Quant au teint, nous sommes fâché de n’avoir à emprunter pour en donner une idée, ni les lis et les roses, ni la céruse et le carmin. La seule substance à laquelle nous puissions prendre une comparaison qui se rapproche du ton vrai, est la déjection de seiche ou sépia, réchauffé d’un peu d’ocre de rue. Cette nuance de peau, déjà passablement foncée, est encore obscurcie par la belle encre noire que donne le fruit du genipa, encre avec laquelle ces femmes se barbouillant les joues, le tour des yeux et la gorge, simulent sur leurs mains des gants et sur leurs pieds des cothurnes. Les hommes, à l’exemple de leurs moitiés, font usage de ces peintures et mêlent au noir du genipa le rouge brique des graines du rocou.

Si par le développement des formes corporelles, la vivacité d’esprit et une inaltérable gaieté d’humeur, le Chontaquiro paraît supérieur à l’Antis, il l’emporte également sur lui par son aptitude aux travaux manuels, comme le prouvent la construction de ses maisons et de ses pirogues, la fabrication de ses armes et de ses poteries dont nous mettons des échantillons sous les yeux du lecteur.

Comme l’Antis, le Chontaquiro vit à l’écart et la même demeure réunit quelquefois deux ou trois familles. Depuis longtemps les villages de ces indigènes, ou la réunion de sept à huit cabanes à laquelle on donnait ce nom, ont disparu du sol avec ceux de leurs nombreux congénères. La nation s’était divisée en tribus ; la tribu s’est subdivisée en familles. La cause de ce démembrement est facile à expliquer et dès aujourd’hui on peut en prévoir le résultat final[1].

À l’exemple de l’Antis, le Chontaquiro n’élit de chef qu’en temps de guerre. Comme lui, il jette ses morts à l’eau, mais en les déposant au fond d’une pirogue[2] qu’il coule bas en la chargeant de sable ou de pierres. La polygamie paraît être chez ces indigènes comme chez les Antis, un cas exceptionnel plutôt qu’un usage général. Le nombre de femmes pour un seul homme ne va guère au delà de quatre. Les plus âgées de ces femmes, servent de chaperons aux plus jeunes ; elles les guident, les conseillent et leur épargnent par ordre du mari, les travaux pénibles et les rudes corvées. Nous n’irons pas jusqu’à affirmer avec certain voyageur à qui de mauvais plaisants du pays avaient insinué la chose, que les femmes des Chontaquiros pleurent et s’affligent comme celles des Antis, en voyant l’une d’elles délaissée par l’époux et maître. D’abord nous n’avons jamais eu l’occasion d’observer ce fait ; ensuite nous le croyons incompatible avec la nature féminine, qui, soit qu’on l’observe dans un salon parisien, derrière les grilles d’un harem de Constantinople ou sous le couvert d’une forêt vierge, nous paraît disposée à se réjouir plutôt qu’à se lamenter de l’abandon d’une rivale. Les plus jeunes de ces odalisques chontaquiros, filent et tissent à l’ombre de leurs toits de palmes, ou vagabondent dans les forêts et sur les plages en compagnie de leurs sultans. Les plus vieilles charrient l’eau, le bois, préparent les aliments, ensemencent la terre que l’homme se contente de défricher, sarclent la plantation et en récoltent les produits toujours fort minimes.

Les croyances religieuses des Chontaquiros sont comme celles des Antis un pêle-mêle singulier de toutes les théogonies. Quant à la manifestation extérieure d’un culte, nous avons entrevu si peu de chose qui le rappelât directement ou indirectement que nous sommes tenté de dire de ces indigènes, ce que le P. Ribas disait des peuplades de Cinaloa, que le Dieu qu’elles adoraient ressemblait fort au diable.

Les forces de cette tribu en réunissant les familles de Sipa et de Consaya, la population de l’île de Santa-Rosa et celle disséminée au bord des quatre rivières de Sipahua, Sipa, Sinipa et Sicotcha, ces forces ne nous paraissent pas devoir dépasser quatre à cinq cents hommes ; encore, en donnant ce chiffre approximatif, croyons-nous être au-dessus, plutôt qu’au-dessous du chiffre véritable[3].

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. La persistance de ces peuplades sylvicoles à rechercher leurs moyens d’existence dans la chasse et la pêche, au lieu de les demander à l’agriculture, et cela quand leurs forêts et leurs rivières s’appauvrissent de plus en plus en produits naturels, comme nous le prouverons plus loin par des chiffres, cette persistance, en y joignant les épidémies qui, chaque demi-siècle, s’abattent sur la contrée et emportent des tribus entières de ces indigènes, doit amener dans un temps donné leur extinction totale. Aux optimistes, qui croient que l’aube d’une civilisation doit se lever un jour pour ces peuples déchus, auxquels nous avons conservé, dans le cours de ce récit, le nom impropre, mais imparfaitement consacré, de sauvages, à ces optimistes nous répondrons que leur croyance est une utopie. Ces peuples sont fatalement condamnés à périr et l’excédant de la population européenne est appelé à leur succéder dans le nouveau monde.
  2. La pirogue affectée à ce mode d’inhumation, est ordinairement une de ces petites embarcations de 8 à 10 pieds et à deux rameurs, dont se servent les Chontaquiros et tous leurs congénères de cette Amérique, pour naviguer dans les canaux étroits qui bordent les rivières. Il va sans dire que cette pirogue-cercueil est toujours une embarcation de rebut.
  3. Au dire des Chontaquiros, et non pas des gens du pays, on compte quatre de leurs habitations sur les bords de la rivière de Sipahua, deux sur celle de Sipa, deux sur celle de Sinipa et cinq sur celle de Sicotcha. Total, treize habitations pour ces quatre rivières. Admettons une moyenne de douze individus par chaque habitation, ce qui est énorme ; joignons-y les soixante et onze personnes trouvées à Santa-Rosa, les quatorze rameurs employés par nous ; les vingt individus trouvés à Sipa, et les quarante à Consaya. Supposons cinquante individus absents de chez eux et occupés de chasse et de pêche, et nous aurons un total de trois cent cinquante et un individus.