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versait sur le paysage des torrents de lumière. On eût dit que le sable des plages était chauffé à blanc.

L’arrivée d’une douzaine de Conibos occasionnait tout ce tapage. Venus de l’intérieur des terres par la rivière Apujau qui coulait à peu de distance du campement, ils avaient trouvé la plage occupée, et reconnaissant à la clarté de la lune les moustiquaires brunes de leurs compagnons, ils s’étaient mis à brailler à tue-tête pour les avertir de leur arrivée.

En un clin d’œil tous les dormeurs furent sur pied. Les nouveaux venus racontèrent leur histoire. Ils revenaient d’une chasse à l’homme sur le territoire des Indiens Remos qu’ils accusaient de leur avoir volé une pirogue, munie de ses agrès et apparaux, c’est-à-dire de deux rames et d’une pagaye. Pour châtier l’audace de ces indigènes et reprendre leur bien, les Conibos s’étaient embarqués à la nuit tombante et avaient remonté la rivière Apujau jusqu’à la première habitation des Remos. Les chasseurs se flattaient de prendre le fièvre au gîte. Mais le choc des rames, le remou de l’eau, le frôlement de la pirogue contre les roseaux, ces bruits inappréciables pour l’Européen, avaient donné l’alarme aux sauvages. Pendant que les Conibos manœuvraient de façon à prendre les Remos par devant, ceux-ci s’enfuyaient par derrière : leur cabane avait deux issues. En attendant qu’une vengeance plus complète leur fût offerte, les Conibos avaient pillé la demeure de l’ennemi et l’avaient incendiée.

Les moustiquaires.

Bientôt finit le territoire de la nation Conibo et commença celui des Indiens Sipibos. La rivière Capoucinia, issue des contre-forts occidentaux de la Sierra de Cuntamana et que l’Ucayali reçoit par la droite, est la limite qui marque sans les séparer les possessions des deux pays. Conibos et Sipibos, sortis du même tronc, parlent la même langue, ont le même facies et les mêmes coutumes, et quoique séparés depuis des siècles, vivent en assez bonne intelligence.

Avant de passer outre et bien que nos rameurs Conibos dont nous apprécions de plus en plus les qualités privées, doivent nous accompagner jusqu’à Sarayacu, nous allons régler avec eux nos comptes ethnologiques : les bons comptes font les bons amis, comme disait notre ancien compagnon de voyage, le géographe ; donc, pour donner à chacun ce qui lui revient, autant que pour mettre un peu d’ordre dans notre nomenclature des Indiens Conibos, Sipibos, Schetibos, et autres naturels en os, nous tracerons séparément la monographie de leurs tribus. C’est le seul moyen d’éviter l’écueil contre lequel est venu se heurter un voyageur moderne qui trouve — « difficile de ne pas faire de confusion, quand on parle des sauvages de l’Ucayali. » — Il est vrai que ce voyageur n’en a parlé que par ouï-dire et sans les avoir jamais vus ; or, chacun sait, pour l’avoir expérimenté par lui-même ou avoir lu, dans Horatius Flaccus, un vers relatif il la chose, qu’il est difficile, en effet, d’énoncer clairement ce que l’on n’a pas bien compris. Ceci dit, sans penser à mal, nous entrons en matière.

Quand des religieux Franciscains venus de Lima[1], explorèrent pour la première fois la partie du Pérou comprise entre les rivières Huallaga, Marañon, Ucayali et Pachitea, ils trouvèrent établie sur les bords de la petite

  1. C’est aux religieux des couvents de Lima qu’on doit la fondation des Missions du haut et du bas Huallaga, les plus anciennes du Pérou, comme celles de Maynas et du Haut-Amazone, furent l’œuvre des Jésuites de Quito. Le collége apostolique d’Ocopa, dans la province de Jauja, d’où devaient sortir un jour tant de missionnaires, n’était pas encore fondé au dix-septième siècle, et ne le fut qu’en 1738, par le P. Francisco de San-José. C’est à ce religieux et à ceux qui lui succédèrent, qu’est due la fondation des Missions du Cerro de la Sal, du Pajonal, du Pozuzo, et enfin celles de l’Ucayali. De toutes les Missions du Pérou, qui, au milieu du dix-huitième siècle, s’élevaient à près de cent cinquante, il en reste huit aujourd’hui : deux sur la rivière Huallaga, une sur celle de Santa-Catalina, voisine de Sarayacu, trois sur l’Ucayali et deux sur l’Amazone.