Page:Le Tour du monde - 10.djvu/238

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des Indiens, surgissant de toutes parts, fourmillant sur les quais, m’offraient un spectacle bien fait pour me distraire de mes tristes préoccupations. Rien de plus étonnant en effet que l’activité de ces populations endurcies aux rigueurs d’un soleil qui nous énerve et qui nous tue. Devant cette multitude, agglomération d’individus sans lien moral, on songe malgré soi à ce que deviendraient dans ce pays les habitants européens, forts de leur seule intelligence, si un jour, animée d’une pensée commune d’indépendance, elle se révoltait contre ses maîtres.

Je fus tiré de ces réflexions par la variété des embarcations stationnant autour de nous : c’étaient des jonques chinoises, décorées d’effilés de soie rose ou gris perle, ornées à l’avant de deux gros yeux ronds et louches, peintes de longues bandes rouges et noires qui s’enlevaient en vigueur sur le fond neutre de leurs coques ; c’étaient des balancelles arabes, dont l’arrière élevé était couvert de ciselures, rehaussé de dorures et peint de tons verts et rouges, d’un aspect brutal et tendre tout ensemble ; c’étaient des pirogues creusées dans un seul tronc d’arbre, polies et argentées par le contact de la mer ; des bateaux de pêche malais et javanais ornés de leurs gracieux flotteurs de bambou jaune ou brun foncé ; enfin quelques rares embarcations françaises ou hollandaises, noires et pauvres de formes, qui contrastaient avec cette brillante escadrille de l’extrême Orient.

Tout concourait à m’enchanter et à m’éblouir. Sur le quai, des troupeaux de coolies, uniformément vêtus de bleu, la tête ombragée par un immense chapeau, travaillaient à réparer les murs sans cesse endommagés par les empiétements continuels des eaux. Là, des Chinois au teint citron, en jaquettes et en pantalons blancs, tiraient péniblement du ventre gonflé de leurs baroques navires des paniers de porcelaines luisantes et des caisses de thé qui miroitaient au soleil. Ici, un Arabe, drapé dans sa robe de soie violette à raies d’or, impassible au milieu du mouvement général, inscrivait sur un carnet les ballots faits de nattes qu’un défilé de porteurs entassaient sans relâche autour de lui. Plus loin, des groupes compactes de créatures humaines manœuvraient de lourds moutons et enfonçaient un pilotis dans le sol mouvant en réglant leurs efforts sur un chant monotone et plaintif. De temps en temps le sifflement du roting tombant sur les épaules nues des travailleurs me faisait tressaillir et m’indiquait la source de cette fiévreuse activité. Car, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on ne voyait qu’agitation et labeur. Une fourmilière, ravagée par le bâton d’un enfant barbare, peut seule donner une idée de cette cohue humaine se démenant en tous sens sous les coups et sous la nécessité.

Nous vîmes alors le télégraphe maritime et les toits allongés des factoreries hollandaises, et sur la gauche du canal, une sorte de batterie à quelque distance de laquelle se trouvait un pavillon bas, ouvert sur l’eau et y donnant accès par un large escalier.

« Boëm Kitjil, me dit le patron.

Boëm Kitjil ! » répondis-je, sans savoir le moins du monde que je disais : la petite douane.

Enfin je touchai la terre ! j’étais rôti, mais très-heureux de sentir sous mes pieds quelque chose de plus ferme que les planches d’un navire. On entasse mes bagages dans le hangar que l’on honore du nom de douane et on me fait signe d’attendre. De grands Indiens, pénétrés de l’importance de leurs fonctions, traversent gravement la cour couverte où je prends patience. J’ai tout le temps d’observer leurs costumes : ils sont vêtus de vestes orientales d’un drap bleu foncé, de larges pantalons blancs à dessins roses, bleu clair, ou violet pâle, par-dessus lesquels ils portent une ceinture retroussée par un coin, comme un tablier posé de travers ; il y en a des gris de fer, des capucines, des noires, des rouge sang ; toutes sont couvertes d’arabesques plus foncées que la couleur dominante. Comme coiffure, ils ont la tête enroulée dans un très-petit turban noué sur les tempes, et souvent de la même couleur que les ceintures. Quelques-uns d’entre eux sont chaussés de sandales très-élégantes, mais la plupart marchent nu-pieds.

Le temps s’écoule ; la chaleur augmente et personne ne vient. Je crie, je réclame, j’ouvre mes malles, comprenant qu’il s’agit d’une visite ; et je commence même à me fâcher, quand arrive un monsieur, coiffé d’une casquette pareille à celle dont Daumier a gratifié le Constitutionnel qui m’apprend que l’administration dont il est un membre distingué me fait grâce de ses perquisitions. Franchement, on aurait pu me le dire plus tôt.

Au moment de partir, pas le moindre véhicule pour me transporter à Weltewredeu, la ville européenne ! Aller à pied est chose impossible et cependant il faut arriver à l’hôtel avant les heures brûlantes du milieu du jour ! Comment faire ?… Une voiture passe ; je me précipite à sa rencontre. Ô déception ! elle est occupée par un commerçant qui vient au Boëm pour ses affaires. Heureusement ce monsieur comprend le français et il me promet de m’envoyer la première voiture disponible qu’il rencontrera. Enfin, après une demi-heure d’attente, arrive une carriole crasseuse, chancelante sur ses roues, attelée de deux petits chevaux à grosse tête, au ventre ballonné, qui se buttent l’un contre l’autre, comme des bœufs à la charrue. Quant au cocher, on dirait un singe habillé d’une longue chemise d’indienne rouge, aussi sale que déchirée, nu-pieds, coiffé d’un vieux tromblon en fer-blanc, sans couleur ni forme, et orné de l’aigrette de rigueur dont il paraît aussi fier qu’un général de ses épaulettes. Son fouet seul révèle une certaine coquetterie ; c’est une longue cravache peinte en noir et en rouge et relevée d’ornements dorés d’un goût réellement très-fin.

Avant de monter dans ce singulier équipage, je cherche à savoir le prix de la course. Le conducteur me désigne alors un vieux chiffon de papier, attaché à l’intérieur de la capote, où je trouve pour tout renseignement le prix de trois roupies et demi pour la demi-journée, soit sept francs de notre monnaie.

Nouvel embarras ! Le cocher refuse de prendre mes bagages m’indiquant un groupe de coolies étendus à l’ombre à quelques pas de nous. Mais les drôles se com-