Page:Le Tour du monde - 10.djvu/240

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ne dépassasse pas vingt courses par mois, et de l’éclairage gratuit, mot qui, jusqu’à nouvel ordre, était pour moi un mystère. C’était horriblement cher ; mais il fallait en passer par là pour le moment, et je me mis à me réinstaller pour la seconde fois de la journée.

À quatre heures, un domestique indien (je fais un pléonasme, il n’y en a pas d’autres à Java) m’apporte du thé, du pain, du fromage de Hollande et du beurre tellement affecté de la température tropicale qu’on le prendrait pour de l’huile. Bientôt, assis devant ma porte, à l’exemple de tous mes voisins, je ne tarde pas à être entouré comme eux d’une foule de marchands ambulants chinois et malais étalant devant moi leurs marchandises ; mais à mon désir d’acheter s’oppose ma complète ignorance de la langue ; après quelques vaines tentatives, je me vois forcé d’ajourner mes acquisitions.

À six heures on sonne le dîner, et je m’aperçois que je suis réellement très-éloigné de la salle à manger, où j’arrive presque en retard et tout en transpiration. L’aspect de cette salle est splendide. La table, de plus de deux cents couverts, ornée de lampes et de faisceaux de bougies, de surtouts étincelants, de pyramides de fruits et de fleurs, la vaste colonnade qui supporte le plafond, les habillements blancs des hommes, les toilettes de bal des femmes, les costumes orientaux des serviteurs debout derrière leurs maîtres, composent un ensemble luxueux et splendide qui me rappelle le tableau des Noces de Cana, de Paul Véronèse. Mais je suis obligé de m’en tenir au plaisir des yeux, car mes voisins dévorent tout à ma barbe. Impossible de saisir le moindre plat, le plus mince morceau, et sans l’obligeance d’un Malais compatissant, je me serais levé de table complétement à jeun.

Une rue de Batavia (ville nouvelle). — Dessin de M. de Molins.

Toutefois je serais injuste, comme artiste et comme gastronome, si je ne notais pas qu’à dîner je vis et mangeai pour la première fois ces délicieux et merveilleux fruits de l’Inde : le nanka, qui a la forme d’une pomme de pin et le goût du fromage à la crème ; les bananes, plus grosses et plus savoureuses que celles d’Égypte, et surtout l’inappréciable mangoustan (mangis), dont on peut décrire la rondeur parfaite, l’écorce violette à la surface, rouge sang à l’intérieur, et la pulpe blanche, mais dont on ne saurait bien dire le goût, plus fin que celui de notre raisin, et la fraîche saveur, qui en font le premier fruit du monde.

Cependant quelques fruits ne constituent point un repas, et lorsque je fis à qui de droit le reproche de m’avoir presque laissé mourir de faim, il me fut répondu qu’aux Indes il était d’usage d’avoir un domestique, spécialement destiné à servir à table, et que les gens de l’hôtel se bornaient à faire passer les plats aux valets de bouche des voyageurs.

Pour me calmer, je trouvais, en rentrant dans ma chambre, le fameux éclairage gratuit : une veilleuse nageant dans un verre sordide, ébréché, sur une flaque d’huile de coco, noire, puante, saturée d’insectes et n’éclairant presque pas, du reste. Enfin !

de Molins.

(La suite à La prochaine livraison.)