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M. et Mme O…, deux autres dames et leurs maris, une dame française récemment arrivée à Batavia, et moi.

Nous traversons la partie de la ville nouvelle habitée par les commerçants riches ; je ne me lasse pas d’en admirer les palais élégants, les pelouses sans pareilles, les ruisseaux frais et limpides : c’est réellement un séjour délicieux. Nous laissons à notre droite le beau village chinois de Tana-bang, dont nous ne voyons que quelques maisons peintes et sculptées, et nous voilà en rase campagne.

Rien, en vérité, ne saurait exprimer la magnificence du pays que nous traversons : de longues lignes de forêts d’un vert tendre bornent l’horizon des vastes prairies humides de rosée, à travers lesquelles nos chevaux nous emportent ; çà et là nous rencontrons de larges flaques d’eau, brillantes et bleues comme le ciel qui s’y mire, ou quelques grands oiseaux qui se promènent mélancoliquement, ou bien encore la figure noire d’un Indien, à demi caché dans les hautes herbes.

Mais la scène change à chaque instant : nous passons sous des voûtes d’arbres immenses, dans des allées de gigantesques bananiers. Jamais je n’avais plus vivement éprouvé l’impression profonde qu’ont, toujours faite sur moi ces splendides dômes de verdure qui, mieux que les arceaux d’une cathédrale, nous font porter nos pensées vers le ciel. Puis, nous voici dans les rizières, ou la terre et l’eau s’unissent pour la culture de cet admirable végétal : j’y remarque de bizarres constructions dont on m’explique l’utilité : quatre bambous, plantés l’un près de l’autre dans le sol et s’écartant à mesure qu’ils s’élèvent, supportent une petite cabane placée à douze ou quinze mètres de terre : des échelons, traversant de part en part l’un des quatre bambous formant les piliers de l’édifice, servent d’escalier. C’est là qu’au temps de la maturité du riz, se tient un gardien, parfaitement à l’abri des tigres, des panthères et des serpents, et chargé d’agiter les assemblages de lames de bambou fixés aux quatre coins du toit et de produire ainsi un bruit qui effraye les nombreuses familles d’oiseaux friands de riz. D’autres épouvantails moins compliqués sont confiés aux brises qui règnent continuellement dans le pays : ce sont des volants de bambou, qui tournent au moindre souffle du vent avec un ronflement semblable à celui d’un tuyau d’orgue (voy. p. 241).

Peu à peu, nous nous éloignons des rizières. La route que nous suivons se rétrécit ; les arbres se rapprochent ; un épais tapis de verdure remplace la route et absorbe le bruit des voitures et des chevaux ; les secousses que nous font éprouver les inégalités du terrain augmentent de plus en plus, et nous forcent à mettre pied à terre.

Nous gagnons une belle clairière pleine d’ombre, de mousse et de gazon où, sur des nattes étendues à terre nous faisons honneur à nos provisions. Les cruches, décrochées de dessous les voitures, nous versent une eau d’une fraîcheur délicieuse, grâce à la rapidité de la course, à la porosité de l’argile et au refroidissement résultant de l’évaporation de la couche d’eau qui transsude.

Nous pénétrons ensuite plus avant dans la forêt, où, pour la première fois, je vois des arbustes couverts de la précieuse baie du café ; et, plus loin, une belle plantation de syri ou betel (piper betle Linn.) dont la feuille enduite de chaux vive concourt avec le tabac, la noix d’arek (pimang-aréca), le piment et le gambir (funis uncatus Kumph.) à faire ces horribles chiques qui rendent les dents des Indiens noires comme de l’ébène et leur salive rouge comme du sang.

Comme notre houblon d’Europe, le syri grimpe et s’enroule en longues spirales autour d’appuis disposés à cet effet, avec cette différence que le bambou lustré, brillant et doré remplace ici nos tuteurs de bois gris et terne. Mais la plantation régulière de syri n’est pas, beaucoup près, aussi pittoresque que ses environs, envahis aussi par la plante indépendante et vivace : là, affranchie de la direction de l’homme, elle se livre follement à tous ses caprices ; elle enlace les arbres de ses guirlandes légères ; elle s’étend de tous les côtés, courant sur le sol ou cherchant un appui.

À un détour de sentier, nous assistâmes à une cueillette de syri. Des hommes, des femmes, des enfants réunis autour des troncs tapissés de la précieuse plante, en coupaient les feuilles et les apportaient à des femmes accroupies, qui les rangeaient les unes contre les autres en cercle concentrique dans de grands plateaux de bambou. Ces groupes gracieux, ces poses variées, ce soleil qui, tamisé par le feuillage des grands arbres, ne faisait que semer ses étincelles d’or sur les tons brillants des costumes et réveiller les verts de la végétation endormis dans l’ombre ; tout cela formait un tableau plein de lumière et de gaieté, bien fait pour désespérer et séduire à la fois le coloriste, mais qui lui laisse les plus agréables souvenirs (voy. p 244).

Tout à l’heure j’avais déjà pu remarquer dans la plaine les arécas, une des variétés du palmier les moins connues en Europe et de l’aspect duquel le dessin, page 236, donnera une idée plus juste que ne pourrait le faire une description. Le fruit de l’aréca, rond et gros comme une prune, jaune comme une orange, renferme la noix d’arek proprement dite, qui entre dans la composition du bétel, comme je l’ai dit plus haut.

Parmi les surprises que me réservait notre promenade, je dois mettre au premier rang la visite que nous fîmes d’une habitation indigène. Elle était couverte en chaume. Si je dis chaume, c’est que la feuille de palmier, desséchée et pliée en deux dans sa longueur, le rappelle exactement, si ce n’est qu’elle ne prend aucune mousse et reste d’un gris parfaitement neutre. Des femmes malaises viennent à notre rencontre avec force salutations ; des petites filles qui n’avaient jamais vu Batavia contemplent avec des yeux ébahis la toilette des dames qui nous accompagnent. On nous offre l’hospitalité la plus franche ; les enfants étendent des nattes sur le bali-bali. Une sorte de grande claie en lames de bambou, peu élevée au-dessus du sol, qui règne sous la galerie, se retrouve dans la maison et tient lieu de chaise, de table et de lit. Puis, au moment où