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Avant de passer du kampong chinois dans le kampong javanais, je dois visiter le grand marché couvert, ainsi nommé par opposition aux marchés en plein vent que l’on rencontre partout dans les villes de l’Inde.

Marché en plein vent, à Soërabaija. — Dessin de M. de Molins.

Ce bâtiment se compose de trois longues galeries parallèles, formées par d’énormes piliers soutenant un toit qui s’abaisse de chaque côté jusqu’à hauteur d’homme ; à l’intérieur, dans des magasins de diverses grandeurs séparés par des cloisons de bambou, les marchandises sont étalées, les unes sur la terre nue, les autres sur le bali-bali. Dans cette vaste halle, tous les produits du pays sont réunis pèle-mêle ; les légumes s’y vendent à côté des étoffes, l’arme tout près de la batterie de cuisine. Ici, un boucher détaille la viande d’un buffle qui vient d’être abattu, côte à côte avec un marchand de poisson qui dépèce un requin ou vend l’ikanquué, le poisson le meilleur et le plus fin de la nier de Java.

Les odeurs les plus repoussantes mêlées aux parfums les plus exquis, le jasmin et la marée, l’œillet, le benjoin, l’horrible puanteur qu’exhale le dourian, le plus gros de tous les fruits ; l’âcre saveur des mèches de fibres de coco, qui brûlent constamment à l’intention des fumeurs, viennent tour à tour frapper mon odorat : mais, chose singulière, ce qui, à Batavia, avait naguère failli m’asphyxier, n’est plus pour moi qu’une sensation superficielle, et je prévois que je m’y habituerai, aussi bien qu’à l’atmosphère torride du pays, dont je me surprends déjà souvent à goûter avec délices les brûlantes caresses.

Le quartier javanais est lui aussi une ville, mais une ville de bambou et d’atap[1], où l’on ne rencontre que trois ou quatre bâtiments en maçonnerie : la mosquée javanaise avec ses portes, son enceinte sacrée et le tombeau des Radhen[2], et le grand cimetière javanais, entouré de murs percés de portes monumentales.

Ce cimetière constitue une des différences essentielles entre les nationalités malaise et javanaise. Les Malais enterrent leurs morts n’importe où, aussi bien à la porte de leurs cabanes qu’au milieu de leurs champs, tandis que les Javanais, anciens maîtres du pays, organisés en société, réunissent les leurs dans une enceinte consacrée à cet effet, et dans laquelle des enclos spéciaux destinés aux diverses classes, essayent de rappeler, même après la mort, la vanité des distinctions sociales.

C’est dans ce cimetière que je vis pour la première fois le prince indigène de Soërabaija : il venait d’accomplir des prières sur le tombeau de ses pères. Son costume, d’une extrême simplicité, ne se distinguait du

  1. Feuilles lancéolées de Nipah ou de bambou sirap.
  2. Voy. le Magasin pittoresque d’octobre 1863, qui a donné de ce monument un dessin et une description détaillée.