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À quelque distance des faubourgs de la ville, j’avais pu voir une modeste hôtellerie javanaise, tenue par un homme et sa femme. Rien, dans l’aspect de la maison ni dans la physionomie des hôtes, n’était fait pour inspirer des soupçons ; la cabane, propre et bien tenue, respirait l’aisance et presque la richesse, et les hôteliers plus affables que la plupart des Javanais, savaient attirer chez eux de nombreux clients.

Les voisins parlaient bien à mots couverts de sortiléges et de manœuvres mystérieuses au moyen desquels nos aubergistes auraient acquis la meilleure partie de leur fortune ; mais on pouvait mettre ces propos sur le compte de la jalousie que fait naître en tout pays la propriété du prochain.

Mais un beau jour, des bruits plus sinistres, des accusations plus précises commencent à circuler. Une petite fille du quartier a disparu ; toutes les recherches pour la retrouver sont demeurées sans résultat, et la voix publique affirme que c’est dans l’hôtellerie qu’elle a été vue en dernier lieu, et qu’elle y a été assassinée. Ces bruits ne tardèrent pas à prendre une telle consistance que la justice s’en émut, et après quelques informations, fit jeter les deux hôteliers en prison et fermer leur boutique.

L’instruction apprit malheureusement que le crime n’était que trop vrai, et de plus qu’il avait été précédé de plusieurs crimes semblables.

Voici du reste ce que l’un des juges me raconta à ce sujet.

Un jour, un pauvre prêtre (hadji, pèlerin) s’arrête sur le seuil de la cabane javanaise et demande l’hospitalité qu’on s’empresse de lui accorder ; il s’établit dans le domicile de ses hôtes et y reste plusieurs semaines sans s’inquiéter des frais et de la gêne qu’occasionne son séjour et sans jamais parler d’argent. Enfin, après avoir bien bu, et bien mangé, et s’être reposé tout à loisir, il se décide à se remettre en route ; mais avant de partir, il s’adresse à ses bienfaiteurs et leur avoue qu’il n’a pas d’argent pour payer leur hospitalité ; mais il ajoute que certains conseils valent mieux que tout l’or du monde et qu’il veut leur en donner un excellent.

Coiffure javanaise. Coiffure malaise — Dessin de M. de Molins.

« Si vous voulez devenir riches, leur dit-il, sachez qu’il suffit pour cela de vous procurer tous les ans une petite fille de sept à dix ans, de la tuer et de répandre son sang sur le sol de votre cabane ; puis de l’enterrer profondément sur l’emplacement même de votre bali-bali. Vous verrez alors prospérer vos affaires, et, avant peu d’années, vous serez riches, considérés de tous, et vous vivrez heureux et longtemps. »

Le misérable prêtre ne fut que trop écouté, et les perquisitions de la justice amenèrent la découverte de plusieurs cadavres d’enfants qui tous avaient été égorgés par ces fanatiques et enfouis dans le sol de leur habitation. Les deux assassins furent condamnés à être pendus ; et deux autres individus qui ne paraissaient pas être complétement étrangers à cette suite de crimes, furent également condamnés, l’un à porter un anneau de fer rivé au cou, l’autre à recevoir vingt-cinq coups de roting ; tous deux devaient être ensuite envoyés aux galères. Quant au prêtre, l’instigateur de tous ces meurtres, on ne put pas parvenir à savoir ce qu’il était devenu.

Cependant le tribunal conservait quelque doute sur le degré de complicité de la femme et montrait quelques bonnes dispositions à son égard. Le gouverneur général, alors en passage à Soërabaija, comme nous l’avons dit plus haut, lui avait même fait promettre sa grâce si elle consentait à faire des aveux complets. Mais, à toutes les ouvertures qu’on lui fit à cet égard, elle s’entêta à répondre que, « puisqu’on l’avait condamnée sur de simples présomptions, on devrait le faire bien plus justement après des aveux ; » raisonnement qui ne manquait nullement de logique.

Le jour de l’exécution fut fixé, et je résolus d’y assister, comprenant que mon devoir d’observateur m’impo-