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tre noire, qui partent des épaules et se rejoignent sous la boucle de la ceinture.

Mais elle n’était pas seule en scène : un homme paraissait de temps en temps, jouant un rôle mêlé de chant et de pantomime. La bayadère lui répondait par des gestes et quelquefois aussi par d’affreux glapissements.

Les Indiens prennent un plaisir infini à ces contorsions et à cet épouvantable tintamarre. À voir leur air profondément captivé et leurs mouvements qui suivent le rhythme de la musique, à les entendre accuser les contre-temps soit avec la voix, soit en frappant alternativement du plat et du revers de la main les objets qui se trouvent à leur portée, on comprend aisément que les Toppengs, ou dans d’autres parties de l’île les Rongghengs, sont un de leurs plus grands plaisirs.

J’avais déjà remarqué, à Batavia et à Soërabaija, ce goût prononcé des indigènes pour leurs représentations théâtrales, mais sans pouvoir me rendre un compte exact de la cause de leur plaisir. L’action est souvent, il est vrai, incompréhensible pour les Européens ; mais, le plus habituellement, elle a trait à l’amour, l’éternel sujet de toute comédie. Ainsi c’est parfois un drame enfantin comme celui-ci :

La bayadère, sans doute effrayée de l’avenir de coiffer sainte Catherine, expose son ennui par des poses alanguies. Elle va et vient sur la natte qui lui sert de tapis, s’étire les bras, se renverse en arrière, murmure une plaintive chanson. Pendant toute cette première partie qui est fort longue, le danseur, son compère, reste nonchalamment étendu dans son coin. Mais le moment arrive où son rôle l’oblige à entrer en scène : il se lève alors, s’approche de la danseuse et lui fait une déclaration que la coquette repousse d’une façon non équivoque. Il insiste, il redouble de démonstrations humbles et passionnées, il va même, pour attendrir l’inhumaine, jusqu’à se couvrir la figure d’un masque qui se termine a la lèvre supérieure et dont les coins abaissés vers le menton donnent à sa physionomie la plus comique des tristesses. Vains efforts ! au moment où l’éloquence de ses gestes atteint son apogée, il reçoit sur le nez un formidable coup d’éventail.

Furieux d’un affront aussi sanglant, notre homme met alors une figure peinte en vermillon, qui roule des yeux féroces et montre une rangée de dents formidables. C’est le masque de la colère, comme le premier était celui de la douleur. Notre héros s’avance alors menaçant vers la belle coquette et lui prouve ses sentiments par une série de gestes saccadés, de sauts et de soubresauts plus désopilants les uns que les autres. Effrayée du mal qu’elle a fait, de la colère qu’elle a provoquée, la jeune femme se retire dans un coin et regrette sans doute sa trop grande rigueur.

Cependant l’amour-propre la retient ; elle ne veut point faire le premier pas ; mais, voyant tout à coup le danseur jeter son masque de furieux et reprendre ses poses les plus humbles et sa physionomie la plus douce, elle se rend à tant de grandeur d’âme, se lève fascinée, s’approche de son tyran et lui jure une obéissance complète en suivant tous ses mouvements ; elle s’avance quand il s’avance, recule avec lui, et ne tarde pas à se joindre à la danse à laquelle il l’invite d’un air conquérant.

D’autres fois, les Chinois, leurs défauts et leurs caractères, font les frais du drame que représentent les Toppengs.

Le danseur est déguisé en Chinois ; il est vêtu à cet effet d’une camisole blanche et a la tête couverte d’un crâne postiche d’où sort une toute petite natte (le comble du ridicule pour un fils du Céleste Empire). Il mime les inconvénients qui résultent d’une gourmandise mal entendue. Il a mangé un ananas tout entier, et les douleurs d’entrailles viennent à se déclarer juste au moment où il traitait une affaire avec un Malais et se disposait à le voler horriblement. Chaque geste persuasif est interrompu par les contorsions les plus amusantes et les plus significatives ; chaque argument coupé par des lazzis et des soupirs grotesques, très-spirituellement chargés.

Les Chinois sont douillets et intéressés ; les Malais le savent et s’en moquent.

Ce que j’ai vu de plus réellement grotesque, c’est une représentation du genre de celles que je viens de décrire, mais dont les acteurs étaient deux singes dressés. Scrupuleusement vêtus comme les Toppengs, ces deux bêtes imitaient leurs mouvements traditionnels avec une rare perfection. C’était merveille de les voir se balancer, se déhancher, mettre leurs bras velus en guirlandes, tourner leurs mains en dehors des mouvements permis par la nature, le suprême de l’art de la danse aux Indes : on aurait dit de vrais petits hommes, tant l’imitation était parfaite. Mais à la moindre distraction de leur impressario, les deux acteurs, oubliant leurs rôles, en profitaient pour se pincer et s’arracher du poil, en se croisant, et, si la distraction se prolongeait, fondaient alors l’un sur l’autre, se roulaient sur le sol et cherchaient à se mordre ou à se prendre mutuellement les oreilles.

Je trouvai aussi un jour devant ma porte un indigène qui me demanda à me régaler de son talent. Il portait autour de ses reins une sorte d’échelle de corde dont les échelons de bambou taillés en sifflet excitaient ma curiosité. Je lui demandai le prix du spectacle qu’il me proposait.

« Quatre duits (8 centimes) par acte, » me répondit-il.

Je lui donnai une roupie et le priai de commencer. Il déroula alors son échelle, en fixa l’une des extrémités au tronc d’un arbre voisin, passa l’autre à l’une de ses jambes, tendit ainsi les deux cordes, et se mit à me jouer des mélodies malaises, en frappant les morceaux de bambou avec une massette de bois dur. Composition et exécution étaient sans doute fort incomplètes, fort primitives, mais je n’hésite pas à donner la préférence à cet instrument sur tous ceux que j’ai entendus jusqu’à ce jour dans les orchestres indigènes.

Après avoir savouré toutes les délices que pouvait me procurer mon musicien, je rentrai dans mon pavillon,