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tentir l’air de leurs chants joyeux, et, à demi nus sous un soleil ardent, la queue enroulée autour du crâne, ils travaillent avec ardeur depuis le point du jour jusqu’à la tombée de la nuit, ne s’interrompant quelques minutes que pour manger des oignons et une poignée de riz, pour tirer quelques bouffées de leurs pipes, et pour s’éventer avec ardeur quand le soleil devient trop chaud, et que la sueur inonde leurs membres robustes.

Les eaux de cette province ne sont guère moins exploitées que le sol.

La pisciculture est pratiquée sur une grande échelle et de la manière la plus intelligente. Au commencement du printemps, un grand nombre de marchands de frai de poisson parcourent les campagnes pour vendre cette précieuse semence aux propriétaires d’étangs. Les œufs fécondés par la laitance, sont transportés dans des tonnelets garnis de mousse humide. Il y a aussi des marchands d’alevin, habiles plongeurs qui vont prendre dans les trous des fleuves avec une poche à mailles très-serrées des petits poissons nouvellement nés ; on élève cet alevin dans des étangs particuliers d’où il est répandu, quand il est plus fort, dans les lacs et les grandes réserves. Les Chinois sont parvenus à conserver dans des bassins artificiels et à nourrir en domesticité les espèces les plus intéressantes et les plus productives de leurs fleuves. Dans les vastes étangs situés près du temple du Ciel, à Pékin, on élève des dorades, une sorte de brème qui pèse jusqu’à vingt-cinq livres, des carpes et le fameux gourami ou kia-yu, poisson domestique ; matin et soir les gardiens apportent des herbes et du grain aux poissons qui s’en nourrissent avec avidité, et qui atteignent en peu de temps des proportions considérables grâce à cet engraissage forcé. Dans ces conditions, un étang rapporte plus à son propriétaire que les meilleures terres de labour.

Les côtes de la mer à l’embouchure du Peï-ho sont garnies sur toute leur étendue de parcs pour prendre le poisson à marée basse. Ce sont des mandragues consistant en plusieurs carrés de cotonnade bleue tendus en travers sur des bouts de rotin qui sont fixés eux-mêmes à de petits piquets se déployant comme les feuillets d’un paravent ; on se sert aussi de la seine et d’un chalut qui se traîne à fond. On prend dans le golfe de Pe-tche-li des plies, des soles, des fletans, des crapauds et des brèmes de mer, des dorades, des merlans, des germons, des morues et une foule d’autres poissons. On y rencontre des cétacés, cachalots et dauphins, plusieurs espèces de squales parmi lesquelles le requin tigre (Squalus tigrinus), dont la peau rayée et tachetée sert à divers usages industriels, et d’énormes tortues de mer[1].

La pêche des rivières qui nous est mieux connue se fait de différentes manières fort ingénieuses : il y a la pêche avec des cormorans privés[2], la pêche au feu, au trident, à la nasse et à l’échiquier ; on tend aussi des tramaux pour barrer le cours d’eau à l’époque des migrations des poissons voyageurs. Le Peï-ho, peuplé de nombreux pêcheurs, présente l’aspect le plus animé : de grandes barques contiennent des familles entières ; les femmes sont occupées à raccommoder les filets, à fabriquer des nasses en osier, à vider et à saler les produits de la pêche, à transporter dans les étuis les poissons qu’on veut conserver vivants ; les petits enfants, le corps entouré d’une ceinture natatoire en vessies de porcs, courent sur les bordages et grimpent comme des chats aux mâts et le long des cordages ; des hommes laissent tomber à l’eau perpendiculairement leurs vastes échiquiers qu’ils relèvent sans peine par un mécanisme ingénieux en pesant de tout le poids de leur corps sur un montant en bois qui forme balance ; d’autres visitent les filets dormants qui occupent tout le fond du fleuve et qui sont reconnaissables aux morceaux de bois flottant çà et là ; enfin quelques-uns descendent le courant en harponnant les gros poissons avec un trident attaché à leur poignet par une forte corde. Pour ne pas effaroucher leur proie, ils ont imaginé de construire une sorte de radeau composé de deux poutres reliées entre elles par des barres de bois ; c’est absolument la forme d’une échelle ; l’avant est taillé en pointe, à l’arrière, qui est carré, est placée une pagaie avec laquelle ils peuvent godiller. Par un miracle d’équilibre ils parviennent à se tenir debout un pied sur chacun des montants, le bras levé et armé du trident et le cou tendu pour apercevoir le poisson qui dort au soleil à la surface de l’eau. C’est un spectacle émouvant que de voir cinq ou six pêcheurs descendant le courant du fleuve en ligne sur ces frêles esquifs ; ils ont pour coiffure un grand chapeau de paille, et pour vêtement une casaque en jonc tressé imperméable et une culotte formée de petites tiges de roseaux non aplaties et cousues ensemble ; leurs jambes et leurs bras nus sont nerveux et bronzés, leur figure est énergique et son expression calme annonce l’habitude du danger. Cependant, quoiqu’il arrive souvent que la proie harponnée plus vigoureuse que le harponneur lui fasse perdre l’équilibre et le précipite dans l’eau où il n’a d’autre ressource, s’il ne veut être entraîné dans ses profondeurs, que de couper la corde attachée à son poignet, on entend rarement parler d’accidents, car tous sont excellents nageurs. La nuit, il se fait un bruit étrange sur les eaux qui sont illuminées par des torches de résine ; les pêcheurs parcourent en tout sens le fleuve en exécutant des roulements précipités sur des tambours de bois afin de chasser le poisson vers les endroits où sont tendus leurs filets.

C’est à travers des scènes variées de cette nature que vers une heure de l’après-midi arrivèrent les voyageurs européens à Cha-ho, village assez important, muré comme tous ceux du nord de la Chine avec un faubourg situé entre deux bras de la rivière Cha-ho (rivière de Sable) petit affluent du Peï-ho.

« En arrivant à Cha-ho, nous souffrions tous de la chaleur : dix-huit kilomètres franchis à cheval par un

  1. Qu’on veuille bien se rappeler, pour tout ce qui est de zoologie chinoise, que les mêmes noms appliqués aux mêmes objets indiquent des genres semblables, mais des espèces différentes.
  2. La pêche aux cormorans a été décrite par beaucoup de voyageurs.