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soleil ardent me faisaient désirer un peu de repos. À l’entrée du village, nous avons été frapper à la porte d’une maison assez vaste pour y demander l’hospitalité : c’était une école mutuelle, car on entendait le nasillement des enfants qui y répétaient leurs leçons. Le maître d’école, un Chinois bourru, effaré de ma présence, se tenait en travers de sa porte et faisait mine de ne pas vouloir me laisser entrer (voy. p. 304).

« Enfin, nous fûmes rejoints par le gros de notre troupe, et sur les explications en bon chinois de M. Wade, mon bourru, se métamorphosant subitement, plia sa maigre échine en deux et n’introduisit, avec force salutations, dans l’appartement de ses femmes, composé d’une seule pièce située au fond de la classe.

« Là, et avant d’avoir eu le temps de me reconnaître, je fus enlevée à force de bras par ces dames et transportée sur le kang ou lit de repos, où j’étais à peine étendue qu’on m’offrit l’inévitable thé.

« Je me laissais aller à une douce somnolence, quand une inquiétante pensée vint me rendre toute mon énergie : j’étais couchée sur un amas de loques et de haillons de toutes couleurs, et certainement le kang devait posséder d’autres habitants que moi. Je me levai aussitôt, malgré les protestations de mes Chinoises, et allai m’asseoir dans la cour sous les galeries.

« Après tout, c’est là un des inconvénients qu’on ne saurait éviter dans les maisons chinoises et dont je devais bien prendre mon parti. Dès que je fus un peu reposée, je remontai vers les trois heures, en litière, pour gagner la ville de Tchang-ping-tcheou, où nous sommes arrivés ce soir à six heures et demie. En chemin, nous avons eu un coup de vent tellement fort que les deux mules qui portent ma litière, l’une dans les brancards de devant, l’autre dans ceux de derrière, avaient de la peine à avancer. »

Entre Cha-ho et Tchtang-ping-tcheou, le pays continue à être très-plat et d’une monotonie extrême, mais il est des mieux cultivés ; les champs de tabac, de blé, de maïs, de sorgho, s’y succèdent alternativement, coupés de place en place par de petits fossés d’irrigation.

Vers le soir on reconnut qu’on approchait de la ville à la masse de grands et beaux arbres, qui formaient à l’horizon un rideau sombre interrompu de temps en temps par les clochetons des pagodes et les coupoles des temples.

C’est une chose remarquable dans le nord de la Chine que les arbres, si rares dans les campagnes où on les détruit parce qu’ils nuiraient à l’agriculture, sont si nombreux dans les villes qu’ils leur donnent l’aspect de grands parcs à hautes futaies.

Pékin, plus que toute autre ville, a l’air d’une forêt coupée par des lacs et des rivières ; les maisons s’y cachent sous l’ombrage des grands robiniers et des pins majestueux. Tchang-ping-tcheou est située à trente-neuf kilomètres ouest-nord-ouest de Pékin ; c’est une ville importante de second ordre, ainsi que l’annonce la terminaison tcheou[1]. Située au milieu d’un pays excessivement plat, non loin des rives d’un affluent du Peï-ho, sur lequel est jeté un beau pont droit, solidement construit en pierres, elle est régulièrement bâtie, bien percée, et relativement propre ; on y compte à peu près quarante mille habitants.

On y remarque, entre autres monuments, sur la grande place où viennent aboutir les quatre principales rues, un très-bel arc de triomphe en pierres, couvert de sculptures étranges, qui a été élevé par un empereur de la dynastie mandchoue à la mémoire d’un grand mandarin né à Tchang-ping-tcheou.

En Chine, ces monuments remplacent les statues qu’on élève en Europe aux grands hommes.

Un mandarin de l’escorte avait pris l’avance pour requérir et faire préparer des logements dans la ville ; les auberges où on passa la nuit (car on dut en occuper deux, à cause du grand nombre de personnes qui accompagnaient les voyageurs), étaient bien tenues et avaient été nettoyées avec soin.

Toutes ces auberges chinoises sont construites sur le même plan, et nous pensons qu’il est intéressant d’en donner, une fois pour toutes, une description succincte.

Elles se composent invariablement d’un quadrilatère comprenant, suivant leur importance, une ou deux grandes cours bordées de bâtiments à un étage.

La seconde cour est réservée aux voyageurs de distinction.

Le devant de l’auberge est occupé par des auvents et des galeries où sont placées des tables pour les buveurs de thé.

Un grand portail, sur les côtés duquel sont les cuisines et le restaurant, vous conduit dans la première cour, dans le milieu de laquelle est un puits ou citerne, d’où l’on tire de l’eau avec de grands seaux en osier ; tout autour, sont rangés des chevalets supportant des auges en bois dans lesquelles chaque voyageur dépose pour ses animaux la ration de paille de sorgho hachée et de son, qui forme leur maigre nourriture ; il est presque impossible de se procurer de l’avoine dans le nord de la Chine (voy. p. 297).

Aucun de ces animaux n’étant attaché, ils errent en liberté toute la nuit, hennissent, brament, beuglent et se battent, sans que leurs maîtres, qui dorment à côté malgré ce vacarme effroyable, daignent s’en occuper.

Notons cependant que, par suite d’une invention qui dénote la patience d’observation des Chinois, ils ont trouvé un moyen qui les réduit généralement au silence : ils leur relèvent la queue en l’air et la fixent pour la nuit au moyen d’une courroie et d’un morceau de bois attaché sur la croupe ; dans ces conditions, la mule la plus bruyante, privée du libre maniement de sa queue, se tait piteusement, et laisse dormir son maître.

Tant que la caravane fut sur le territoire chinois, les

  1. Fou, en chinois, désigne une ville de premier ordre ; tcheou, une ville de deuxième ordre ; hien, une ville de troisième ordre. Toute agglomération de maisons qui constitue une ville est toujours entourée de remparts.