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au milieu de tertres gazonnés dont les ondulations imitent dans la vallée les vagues de l’Océan.

Les maraîchers ont planté des choux, des laitues et des poireaux jusque sur ces sépultures.

Le Chinois, peu délicat de son naturel, trouve tout simple que les morts nourrissent les vivants.

Déjà les voyageurs apercevaient devant eux, au fond de la vallée, les coupoles dorées des deux lamaseries, situées près de la porte méridionale de la ville dont elles dominaient les autres édifices, et, dans le fond en amphithéâtre, cette chaîne de montagnes qui est l’extrême limite de la Chine septentrionale.

Quoique Kalgan soit très-peuplée et très-commerçante, on n’y fut pas accueilli avec une curiosité aussi forcenée qu’à Suan-hoa-fou.

La présence des négociants russes, qui viennent de convoyer leurs marchandises, et dont un certain nombre habite la ville pendant quelques mois, a habitué les indigènes aux figures et aux costumes européens.

L’hôtellerie la plus vaste de la ville, située dans un quartier très-populeux, avait été réservée entièrement pour les voyageurs ; ils s’y rencontrèrent avec M. de Baluseck, ministre de Russie et sa femme, qui devait retourner en Sibérie avec M. et Mme de Bourboulon.

Ainsi, par suite de la présence de sir Frédérick Bruce, ministre d’Angleterre, les représentants des trois plus grandes puissances du monde se trouvaient réunis dans cette ville presque inconnue jusqu’alors aux Européens.

L’hôtellerie était magnifiquement ornée de drapeaux, de banderoles et de festons en étoffe de coton rouge, jaune et bleue. Sous le vestibule un buffet avec des rafraîchissements avait été dressé à l’avance par les gens des légations de France et d’Angleterre, enfin rien n’avait été oublié pour donner l’apparat nécessaire à la réception d’hôtes aussi distingués.

« 23 mai. — J’ai profité de la journée d’aujourd’hui consacrée au repos pour faire une promenade dans la ville où j’avais quelques objets indispensables à acheter.

« Kalgan n’est pas aussi bien bâtie que les villes impériales : c’est un vrai centre de commerce où abondent les bazars et les étalages en plein vent ; les rues y sont étroites, sales, boueuses et très-puantes ; l’encombrement causé par la foule y est extrême.

« Pendant que les piétons marchent le long des maisons et à la file les uns des autres sur quelques dalles de pierres exhaussées, les chaussées sont encombrées de chariots, de chameaux, de mulets et de chevaux.

Musulman hoeï-hoeï. — D’après un dessin chinois.

« Quelquefois, très-souvent, devrais-je dire, une voiture verse, et il en résulte un désordre excessif : les animaux se débattent dans la boue au milieu des ballots renversés, et les filous accourent en foule pour augmenter la confusion dont ils profitent.

« J’y ai été frappée de l’extrême variété de costumes et de types qui résulte de la présence des nombreux marchands étrangers qui s’y donnent rendez-vous et qui appartiennent aux diverses races de l’extrême Orient.

« On y voit, comme dans toutes les villes chinoises, des industries et des industriels de toute sorte : à chaque porte des marchands appelant la pratique en calculant sur le swan-pan, à tous les coins de rue un rémouleur agaçant du bruit de sa roue les dents des passants.

« Ici, des portefaix, chargés de thé en briques enveloppé dans des nattes et retenu sur leur dos par des lanières en cuir, défilent à la suite les uns des autres en s’appuyant sur de gros bâtons ferrés ; là, des restaurateurs ambulants avec leurs fourneaux toujours allumés campent sous leurs auvents formés de deux perches recouvertes d’un tapis de feutre. Plus loin, des bonzes mendiants sont assis derrière une table sur laquelle est un petit Bouddha en cuivre et une sébile, et frappent sur un tamtam pour implorer la charité.

« Devant les étalages des boutiques se tiennent les revendeurs chinois prônant à haute voix leurs marchandises, et attendant la pratique qu’ils attirent par de belles paroles et qu’ils dépouilleront s’ils le peuvent.

« Des Tartares aux jambes nues, aux costumes déguenillés, poussent devant eux sans s’occuper des passants des troupeaux de bœufs, de chevaux et de moutons, tandis que des Thibétains se font reconnaître à leurs habits somptueux, à leur toque bleue à rebords en velours noir et à pompon rouge, à leurs longs cheveux flottants sur leurs épaules dans lesquels sont fixés des joyaux en or et en corail.

« Plus loin, des chameliers du Turkestan coiffés du turban, au nez aquilin et à la longue barbe noire, conduisent avec des cris étranges leurs chameaux chargés de sel ; enfin les lamas mongols aux habits jaunes et rouges avec la tête complétement rasée passent au grand galop dans les ruelles étroites, cherchant à faire admirer leur adresse à diriger leurs chevaux indomptés, et contrastant par leur tenue et leur allure avec celles d’un marchand sibérien dont de temps en temps on aperçoit la polonaise doublée en fourrures sur une redingote