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Dieu merci, aucun accident grave. À peine étions-nous repartis qu’un ressort de la calèche s’est cassé en deux ; il a fallu faire la route au petit pas ; nous étions fort effrayées, Mme de Baluseck et moi de la perspective de continuer le voyage en charrettes chinoises ; c’est un triste mode de transport auquel il faudrait condamner les admirateurs exagérés de la civilisation de l’Empire du milieu. Heureusement notre sergent du génie a habilement réparé l’avarie à Toli-Boulack où nous avons déjeuné, et où les Mongols ont mis nos trois heures de halte à profit pour réparer les autres voitures plus ou moins avariées au passage du fossé. Un de nos malheureux chevaux, qui s’y était cassé la cuisse, a été abattu, dépecé et dévoré en grillades par les gens de notre escorte et d’autres nomades accourus sur notre passage. La chair de cheval est le mets le plus estimé des Mongols ; il n’y a que dans les grandes fêtes qu’on tue un de ces animaux pour les festins d’apparat.

« Il y a à Toli-Boulack une petite pagode en briques rouges : c’est la seule construction que nous ayons vue depuis Kalgan, c’est-à-dire pendant six cents kilomètres.

« La végétation devient de plus en plus rare : on voit encore par-ci par-la quelques touffes de saxifrages élevant au milieu des pierres leurs bouquets roses, une plante grasse épineuse et rampante[1], quelques maigres bruyères, et enfin dans les anfractuosités des rochers un peu de chiendent ; depuis que nous avons quitté la terre des herbes j’ai dit adieu aux iris pourpres, blancs et jaunes, et aux œillets rouges qui bordaient la route, et embaumaient la steppe de leur odeur délicieuse. Cette aridité extrême me fait penser avec regret aux beaux parcs des palais et des temples de Pékin tapissés de violettes, de roses, de jasmins, de mauves, et de tant d’autres charmantes fleurs auxquelles la science n’a pas encore donné un nom.

« C’est la journée aux accidents. Un peu avant la station de Mouhour-Kachoûm, un de nos postillons a fait une chute, et a été roulé d’une manière effroyable sous les jambes des chevaux de l’attelage. Il a été emporté de suite, et malgré mes questions il m’a été impossible de savoir de ses nouvelles : les chutes sont si fréquentes que personne n’a l’air d’y faire attention.

« Je viens d’assister ici à Houmoutch à un spectacle aussi imposant que pittoresque : nous arrivions, c’était au coucher du soleil ; le désert empourpré par ses derniers rayons s’étend aride, nu, et infini jusqu’aux extrêmes limites où la terre se confond avec le ciel ; nos gens avaient dressé notre camp autour de nos tentes préparées à l’avance ; nos charrettes placées en longue file avaient l’air avec leurs roues énormes, l’étroitesse et la forme demi-circulaire de leurs capotes, de caissons d’artillerie rangés en bataille ; quelques chameaux accroupis ruminaient les jambes repliées et le cou allongé en avant à raz de terre comme de gigantesques limaçons ; nos chevaux entravés erraient çà et là avec un bruit de fers[2] à la recherche de quelques touffes d’herbe ; au loin s’étendaient semblables à des champignons une foule de petites tentes pointues, à pans coupés, carrées par le haut, auxquelles semblaient commander les nôtres avec leurs flammes nationales et leurs vastes chapiteaux. C’est que Homoutch est une des capitales du désert, un lieu d’arrêt pour les caravanes, et que les pasteurs y affluent sans cesse de tous les points du Gobi pour y faire des échanges avec les marchands chinois ou sibériens. Quoiqu’il n’y ait pas d’autres habitations que des tentes à Homoutch, on rencontre sur ce point une lamaserie assez vaste, entourée de pyramides funéraires et défendue par une muraille (voy. p. 333).

« Une foule considérable nous entoura dès que nous eûmes mis pied à terre : nous voulions visiter avant la fin du jour la lamaserie située à quelques centaines de mètres au nord de notre campement. À mesure que nous avancions, la foule se séparait pour nous livrer passage, et chacun croisant respectueusement ses mains sur son front faisait une génuflexion en nous saluant du mot mendou[3]. Ces hommages qui nous étaient rendus avaient quelque chose de plus patriarcal, de plus digne, que le salut chinois[4] accompagné de la kyrielle de compliments obligés, et des perpétuels branlements de tête qui les font ressembler aux magots qu’ils fabriquent pour l’exportation européenne. Un lama en robe et bonnet jaune à pompon rouge vint nous ouvrir les portes de la lamaserie, et nous servit de guide pour en visiter les bâtiments qui se composent d’un temple d’architecture mongole accompagné de plusieurs pagodes chinoises moins ornées et d’une forme plus écrasée. Rien de tout cela n’est très-curieux et n’approche comme grandiose et comme luxe des temples de Pékin. Les pyramides funéraires qui bordent régulièrement l’enceinte donnent seules un aspect bizarre à cet ensemble de constructions ; un escalier pratiqué dans leur intérieur mène à une chambre souterraine contenant des ossements humains sur lesquels sont gravées en rouge des sentences mystiques. Homoutch est un lieu renommé pour la sanctification des morts, Bouddhâ passant pour en visiter souvent la lamaserie dans ses pérégrinations mystérieuses ; aussi les Tartares riches obtiennent-ils des lamas, moyennant des redevances annuelles considérables, la promesse d’y recevoir la sépulture. La lamaserie d’Homoutch, construite tout entière, murailles, pyramides et pagodes en briques enduites d’un vernis blanc qui a l’éclat et le poli du marbre, se détache avec vigueur sur l’horizon comme une blanche et fantastique apparition, réjouissant et reposant les yeux du voyageur fatigué des teintes sombres du désert. Notre visite faite et après avoir récompensé notre guide lama, nous nous sommes acheminés vers nos tentes pour goûter un repos que nous avions bien mérité. Le tintement des clochettes annonçait l’approche de notre caravane de ba-

  1. Plante de la famille des crassula.
  2. Les entraves dont se servent les Mongols sont des chaînes de fer.
  3. Mendou est un souhait de bienvenue.
  4. Les Chinois saluent en portant les deux poings fermés à hauteur du menton.