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d’un petit marteau de poche. Doré, qui dessinait en ce moment une frise moresque, interrompit son croquis pour consigner sur son album cette petite scène de vandalisme, que nous vîmes plusieurs fois se renouveler.

Qu’est devenue la belle porte de bronze de la Mezquita ? Hélas ! on ne le sait que trop : elle a été brisée ainsi que les azulejos, et vendue au poids comme vieux cuivre. Les portes en bois sculpté de la salle des Abencerrages subirent un aussi triste sort. C’est M. de Gayangos qui nous raconte cette incroyable dévastation. Ces belles portes étaient encore à leur place, et en parfait état de conservation, lorsque, vers le milieu de l’année 1837, elles furent déplacées et sciées par ordre du gouverneur, et cela pour fermer une brèche dans une autre partie du palais ; mais ce n’est pas tout : comme elles étaient trop grandes pour l’ouverture à laquelle on les destinait, on se servit du restant comme de bois à brûler.

Le gouverneur Montilla ne trouva guère à conserver que les murs du palais, car les serrures, les verrous et jusqu’aux vitres des fenêtres avaient disparu sous ses prédécesseurs ; cependant il restait les deux vases de l’Alhambra ; on a vu qu’il en offrit un à une visiteuse étrangère : Théophile Gautier nous a dit le peu de cas que l’on faisait de l’autre à l’époque où il visita Grenade.

N’oublions pas dans cette nomenclature le gouverneur Manchot, el Gobernador Manco, dont Washington Irving a tracé un portrait si amusant : ce singulier personnage, qui se faisait remarquer par ses moustaches en croc et par ses bottes à retroussis, portait toujours au côté une longue rapière de Tolède avec une garde à panier dans le creux de laquelle, — Ô profanation ! — il avait coutume de mettre son mouchoir. Ce gouverneur excentrique avait été surnommé le roi des gueux, à cause des nombreux fainéants et vagabonds qui vivaient tranquillement dans le palais sous son paternel gouvernement.

Il n’y a pas longtemps encore que l’Alhambra servait de bagne et de magasin aux vivres ; d’ignobles présidiarios traînaient leurs chaînes et leur vermine dans la salle où Yousouf, commandeur des croyants, recevait ses vassaux ; et des tas de morue salée s’empilaient dans celle ou jadis la divine Lindaraja respirait les plus suaves parfums.

Après tant d’actes de vandalisme, on songea enfin à prendre quelque soin de cette pauvre Alhambra ; des restaurations furent commencées, et on n’a pas cessé de les continuer jusqu’aujourd’hui, avec lenteur, il est vrai, mais non sans habileté ; des préposés qui exploitaient à leur profit, de la façon la plus scandaleuse, la bourse des visiteurs, ont été courageusement congédiés, et une inscription, récemment placée au-dessus de la porte d’entrée, défend aux employés de recevoir la moindre propina.

Quelques-unes des tours qui s’élèvent au-dessus de l’enceinte de l’Alhambra, renfermaient autrefois de splendides appartements ; quoique ruinées en partie aujourd’hui, plusieurs, comme la torre de las Infantas, la torre del Cautivo et celle de la Cautiva (du captif et de la captive), conservent encore les traces de très-belles décorations ; on suppose qu’elles faisaient partie du harem et servaient de résidence aux sultanes favorites.

C’est pendant les chaudes et belles nuits du mois de juillet que nous aimions à errer au milieu de ces ruines sans égales, témoins de tant de scènes d’amour et de sang ; quand les rayons de la lune venaient glacer d’une lumière argentée la haute tour de la Vela ou les créneaux de la torre de Comarès qui se détachaient en dents de scie sur l’azur sombre d’un ciel étoilé, quand les hauts cyprès aux formes fantastiques projetaient au loin leurs grandes ombres comme autant de géants, alors nous nous attendions à voir se dresser devant nous les fantômes des anciens hôtes de l’Alhambra ; le valeureux More Gazul et sa bien-aimée l’incomparable Lindaraja, du sang des Abencerrages, passaient sous la voûte des figuiers, se tenant enlacés ; un peu plus loin, le fier Abenamar se penchait vers la belle Galiana ; seule, l’ingrate Zayda, la plus cruelle parmi les beautés moresques, restait insensible à la voix qui chantait dans le silence de la nuit ce romance morisco :

Bella Zayda de mis ojos,
Y del alma bella Zayda,
De las Moras la mas bella,
Y mas que todas ingrata !

Mais les dames et cavaliers mores ne sont pas les seuls qui reviennent errer la nuit dans les ruines de l’Alhambra : la tour de los State Suelos, ou des sept étages, passe pour être visitée par des fantômes, et, suivant la légende populaire, personne n’a jamais pu dépasser le quatrième étage. Des hommes courageux ayant osé tenter l’aventure, ont été repoussés à plusieurs reprises par un souffle furieux, qui non-seulement éteignait leur lumière, mais les laissait sur place immobiles et comme pétrifiés. D’autres fois ces téméraires visiteurs se sont trouvés face à face avec un terrible Éthiopien qui les menaçait de les tuer s’ils ne retournaient sur leurs pas ; mais ce qui contribue par-dessus tout à rendre infranchissable ce terrible passage, c’est la présence d’une légion de Mores qui se jettent sur tous ceux qui osent paraître. Quelques personnes, il est vrai, ont essayé d’expliquer l’impossibilité de dépasser le quatrième étage en prétendant que la tour, malgré son nom, n’en a que quatre au lieu de sept ; mais ceux-là sont assurément des esprits forts et des gens qui ne croient à rien.

De la même tour sort aussi, quand le ciel est bien noir, un terrible animal auquel la légende populaire a donné le nom de Caballo descabezado, c’est-à-dire le cheval sans tête, et un autre appelé el Velludo, ou le Velu ; tous deux sont les gardiens perpétuels des immenses trésors enfouis sous ces tours par les Mores, qui les ont confiés à la garde de ces esprits infernaux. Ces deux ombres se promènent toutes les nuits dans les sentiers obscurs des alamedas de l’Alhambra, et bien des gens les ont vus : deux d’entre eux vivent encore aujourd’hui, ajoute le P. Écheverria ; cet historien de Grenade, qui habita longtemps ces parages, et qui prend le