Page:Le Tour du monde - 10.djvu/394

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sa lance un chrétien qui semble sur le point de tomber de cheval ; du côté opposé deux personnages jouent aux dames (le dámeh des Arabes) ; enfin la partie la plus intéressante du tableau représente une dame tenant enchaîné un lion couché à ses pieds ; à sa droite un homme velu et barbu, tel qu’on représente les hommes sauvages dans les anciennes armoiries espagnoles, est percé d’un coup de lance par un cavalier qui fond sur lui au galop. On a fait beaucoup de suppositions au sujet de ces derniers personnages, sans avoir jamais donné une explication satisfaisante : nous croyons avoir trouvé le mot de l’énigme dans les anciens romances moriscos, où il est question de la devise des Zégris : une femme tenant un lion enchaîné, pour montrer que l’amour triomphe des plus forts ; celle des Abencerrages était un homme sauvage terrassant un lion ; il paraît donc incontestable, après ce rapprochement, que cette partie du tableau doit renfermer une allusion aux deux célèbres familles ennemies.

À quelle époque ont été faites ces curieuses peintures ? on a prétendu qu’elles étaient postérieures à la prise de Grenade ; mais pourquoi, si elles dataient de la domination chrétienne, aurait-on représenté les chrétiens vaincus dans le combat ? En outre, le costume des chrétiens est celui de la première moitié du quinzième siècle ; l’architecture, le paysage très-naïf, et d’autres détails annoncent aussi la même époque. Quant à l’auteur, il est tout à fait inconnu, mais on peut supposer que c’était quelque chrétien renégat fixé depuis longtemps à Grenade. Quoi qu’il en soit, les peintures de l’Alhambra sont du plus grand intérêt, et uniques en leur genre.

Avant de quitter l’enceinte du palais moresque, n’oublions pas de mentionner comme très-digne d’admiration, même après tant de merveilles, la porte de la torre de las Infantas, d’une richesse d’ornementation extraordinaire ; cette tour, après avoir été du temps des Mores habitée par des princesses de la famille royale, ou par les sultanes favorites, sert aujourd’hui d’asile à quelques familles pauvres, dont la misère contraste étrangement avec le luxe d’autrefois.

Tel est cet admirable palais de l’Alhambra, si riche et si somptueux qu’on peut encore, malgré les nombreuses dégradations qu’il a subies, l’appeler avec Pierre Martyr un palais unique au monde : il faudrait, pour le bien connaître, y passer des semaines entières ; et encore trouverait-on, à chaque visite nouvelle, des détails restés inaperçue d’abord. La première fois que l’on quitte ces salles féeriques, ces patios si élégants et si voluptueux, mille images délicieuses, mais confuses, se présentent à l’esprit ; il semble qu’on vient de faire un rêve, et on se plaît à répéter avec Victor Hugo :


L’Alhambra ! l’Alhambra ! palais que les génies
Ont doré comme un rêve et rempli d’harmonies ;
Forteresse aux créneaux festonnés et croulans,
Où l’on entend la nuit de magiques syllabes,
Quand la lune, à travers les mille arceaux arabes,
Sème les murs de trèfles blancs !


Le Généralife ; les cyprès de la sultane. — La Sella del Moro. — Les Carmenes del Darro. — La Fuente del Avellano ; les villas moresques en 1524. — Le Darro et son or. — La Plaza Nuera et le Zacatin. — La cathédrale de Grenade ; Alonzo Cano. — La real Capilla ; la Reja ; les tombeaux de Philippe le Beau et de Jeanne la Folle, et celui des rois catholiques.

Le Généralife n’est éloigné de l’Alhambra que de quelques centaines de pas ; nous passerons pour nous y rendre sous la Puerta Judiciaria, et laissant derrière nous la fontaine de Charles-Quint, nous suivrons une des allées ombreuses du Bosque de la Alhambra, qui descend en suivant l’ancienne enceinte de la citadelle moresque. Après avoir traversé un ravin sombre et encombré de broussailles, la Cuesta de los Molinos, qui sépare la colline de l’Alhambra du cerro del sol, nous gravirons de nouveau un chemin ombragé par la végétation la plus charmante et la plus plantureuse : ce sont des lauriers-roses chargés de fleurs, des figuiers au feuillage sombre, des vignes séculaires, et d’énormes grenadiers dont les fruits, entr’ouverts par le soleil, laissent voir leurs grains transparents comme des rubis. Telle est l’entrée du Généralife, ancienne maison de plaisance moresque, dont le nom arabe, Jennatu-l’-arif, signifie le Jardin de l’architecte. On raconte qu’un architecte du palais en était d’abord propriétaire, et qu’un des rois de Grenade, Ismail-Ibn-Jaraj, étant venu le visiter, fut si émerveillé de la position qu’il acheta le jardin, et y fit construire un palais, en 1320. On passe, en entrant dans le Généralife, sous des galeries à cintre surbaissé dont les ornements en stuc, semblables à ceux des salles de l’Alhambra, sont malheureusement cachés en partie sous de nombreuses couches de badigeon. Le milieu du vaste palais qui forme l’entrée est occupé par un long bassin plein d’une eau transparente, dans laquelle se reflètent des lauriers-roses et des ifs touffus qui se courbent pour former une arcade de verdure. Parallèlement au bassin nous suivons une autre galerie, d’où la vue s’étend sur l’Alhambra ; on domine de là toute l’enceinte fortifiée et le palais moresque ; en voyant ces murailles épaisses et ces tours carrées et massives, on ne devinerait jamais qu’elles renferment des chefs-d’œuvre aussi délicats.

À l’extrémité opposée à l’entrée se trouve le palais proprement dit du Généralife ; bien que d’une architecture et d’une décoration très-élégantes, il n’offre rien qui puisse surprendre après qu’on a visité l’Alhambra. L’extérieur est de la plus grande simplicité ; les salles, peu nombreuses, du reste, sont à peine meublées ; dans l’une d’elles, nous vîmes quelques portraits parfaitement ridicules représentant, avec toutes sortes d’anachronismes dans les costumes, différents personnages tels que Boabdil (el rey Chico), Gonzalve de Cordoue, et un arbre généalogique de la famille génoise de Palavicini, à laquelle appartient le marquis de Campotejar, propriétaire actuel du Généralife, qui ne l’habite jamais, et le laisse sous la garde d’un administrador. Suivant l’arbre en question, cette famille descendrait d’un prince more renégat nommé Sidi-Aya, qui se serait fait chré-