Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 10.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quête ; celui de San Geronimo, dont nous venons de parler, était un des plus remarquables ; la chapelle seule a été conservée, et on lit encore cette inscription latine sur la façade extérieure : « Gonsalvo Ferdinando de Cordova magno Hispanorum duci, Gallorum ac Turcorum terrori. » — À Gonzalve Ferdinand de Cordoue, le grand capitaine espagnol, la terreur des Français et des Turcs. Les autres parties du couvent de San Geronimo servent aujourd’hui de caserne de cavalerie.

Parmi les nombreux couvents que possède autrefois Grenade, peu d’ailleurs méritent d’être cités. La chapelle de l’Ave Maria, ou reposent les restes du célèbre Hernan Perez del Pulgar, El de las Hazanas, « celui des exploits, » comme l’appellent les Espagnols, rappelle un de ses hauts faits : se trouvant à Alhama à l’époque du siége de Grenade, il fit vœu à la sainte Vierge d’entrer dans cette ville, et de fixer un flambeau et un Ave Maria sur les murs de la grande mosquée, ce qu’il exécuta ponctuellement. Son tombeau se trouve entre la cathédrale et la chapelle royale, où sont enterrés les rois catholiques, ce qui a donné lieu à ce proverbe connu à Grenade : Como Pulgar, ni dentro ni fuera, comme Pulgar, ni dedans ni dehors.

La Chartreuse, ou Cartuja, est située à peu de distance de Grenade, dans une position des plus pittoresques, d’où on domine toute la Vega ; l’intérieur est orné avec le plus grand luxe ; il y a là des portes garnies d’ébène, d’écaille et de nacre, et des ornements en marbre d’une richesse extraordinaire. On nous fit voir quelques ruines moresques dans le jardin ; il est probable qu’il y avait encore là un riche palais qui fut détruit, comme tant d’autres, pour faire place au couvent.

L’église de San Juan de Dios n’est remarquable que par le luxe d’ornements du plus mauvais goût, si général en Espagne à la fin du dix-septième siècle, et qu’on a appelé Churrigueresco, du nom de l’architecte Churriguera ; c’est la caricature très-exagérée de ce que nous appelons le style rocaille ou rococo. L’église de las Angustias, dédiée à Notre-Dame des Douleurs, pour laquelle les Grenadins ont une vénération particulière, est également dans le style churrigueresque ; elle est située sur la Carrera de Genil, et c’est l’église à la mode, la paroisse aristocratique, de Grenade.

Cette église a donné son nom à une des promenades les plus fréquentées de la ville, la Carrera de las Angustias ; c’est là que, dans les belles soirées, si nombreuses à Grenade, la société élégante se donne rendez-vous ; les femmes sont renommées pour leur beauté, témoin le proverbe : Las Granadinas son muy finas ; presque toutes portent la mantille noire, que le chapeau parisien, fort heureusement, n’est pas encore parvenu à détrôner ; cette élégante mantille, accompagnée d’une fleur rouge simplement placée dans les plus beaux cheveux du monde, forme une coiffure naturelle qui peut défier les inventions les plus ingénieuses des modistes de l’autre côté des Pyrénées. Les femmes de Grenade sont d’une beauté plus sévère que celle des autres parties de l’Andalousie, comme les Gaditanes et les Sévillanes, par exemple, qui ont moins de noblesse, mais plus de coquetterie et plus de brio.

À côté de la promenade, sur la place du Campilló, se trouvent les principaux cafés de la ville et le théâtre, monument fort simple construit par les Français pendant qu’ils occupaient Grenade : on y donne des drames, des comédies, des zarzuelas ou opéras-comiques, sans préjudice du baile nacional (ballet national), le complément obligé du spectacle.

Sur la Plaza de Bailen, contiguë au Campillo, s’élève d’un côté une colonne commémorative érigée à l’acteur espagnol Maiquez, par Julian Romea, Matilde Diez et d’autres de ses camarades ; de l’autre le monument expiatoire élevé par l’Ayuntamiento, ou conseil municipal de Grenade, à la mémoire de l’infortunée Mariana Pineda, qu’on appelle la victime de la tyrannie royale ; cette dame, d’une naissance élevée et d’une beauté remarquable, fut condamnée à mort en mai 1831, et monta sur l’échafaud qu’on avait dressé sur la Plaza de Bailen pour y subir le supplice du garrote. Son crime était d’avoir possédé un drapeau constitutionnel, qu’on trouva dans sa maison. On assure qu’elle était innocente du prétendu crime qui lui était imputé, et que son dénonciateur, un employé subalterne du nom de Pedroza, qu’elle avait rebuté, avait traîtreusement caché chez elle le drapeau qui devait la perdre. Aujourd’hui la victime est devenue une héroïne, et tous les ans le jour anniversaire de sa mort, son sarcophage est porté en grande pompe à la cathédrale, où un service solennel est célébré à sa mémoire.

Le monument de Doña Mariana Pineda se compose uniquement d’un piédestal : on devait lui élever une statue de bronze, mais soit que les fonds aient manqué, soit que l’enthousiasme politique se soit refroidi, le piédestal attend toujours la statue.

Rien n’est plus merveilleux que le spectacle dont on jouit de la Carrera de las Angustias, quand on se dirige vers le Salon, autre splendide alameda qui fait suite à la Carrera : par-dessus la haute barrière de verdure formée par les arbres du Salon, on voit s’élever, comme une immense toile du fond, les cimes neigeuses de la Sierra Nevada ; il n’existe pas dans le monde entier une promenade d’où l’on jouisse d’un pareil spectacle : vers le soir, les sommets de l’immense montagne se revêtent des couleurs les plus riches et les plus transparentes : le manteau de neige qui la couvre, éclairé par les rayons du soleil couchant, prend des tons de nacre et d’opale, tandis que les anfractuosités restées dans l’ombre se colorent d’un bleu aussi pur mais plus doux que le saphir. Nous nous plaisions chaque soir à observer les jeux de lumière et les changements incessants que le soleil, en s’abaissant vers l’horizon, mêlait à ce sublime spectacle, jusqu’à ce que, le jour finissant, les lumières et les ombres disparussent dans les demi-teintes du crépuscule ; alors la Sierra Nevada ne nous apparaissait plus que comme une grande masse d’un blanc uniforme, dont les déchirures se découpaient nettement sur un ciel rougeâtre parsemé de longs nuages violacés.