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Le Salon, qui fait suite à la Carrera de las Angustias, est la plus vaste et la plus belle promenade de la ville ; et il n’en est guère en Espagne qui puisse lui être comparée, pas même celle de Madrid qui porte le même nom. C’est une large allée de quatre cents pas de long, ornée à chaque extrémité d’une grande fontaine, l’une appelée la Bombe, et l’autre la Fontaine des Grotesques, à cause de certains monstres ou dieux marins de l’aspect le plus comique. L’allée principale est formée d’arbres gigantesques dont les branches entrelacées se rejoignent pour former une voûte élevée, impénétrable aux rayons du soleil ; cette grande allée, comparable à la voûte d’une cathédrale, est flanquée de deux petites allées latérales, qui formeraient les bas côtés ; le parfum des jasmins et des myrtes, le murmure des fontaines lançant leurs eaux limpides jusqu’à la cime des arbres, l’ombre et la fraîcheur qui ne cessent de régner, font du Salon un séjour délicieux pendant les chaleurs de l’été.

Le Genil, cette rivière au nom si poétique, roule, en suivant l’allée de droite du salon, ses eaux transparentes sur un lit de cailloux ; plus modeste que le Darro, dont le sable contient de l’or, il se contente, dit-on, de rouler des parcelles d’argent : le nom du Genil vient de l’Arabe Shinil ou Shingil, et n’a aucun rapport, comme on l’a prétendu, avec le rio de San Gil, ou rivière de Saint-Gilles ; on assure même que le nom arabe n’est que la corruption du Singilis des Romains. Le Genil prend naissance dans les flancs de la Sierra Nevada, dans le barranco del infierno, — le ravin de l’enfer, — et après avoir reçu près de l’Alameda du Salon, les eaux du rapide Darro, il court, grossi de nombreux affluents, à travers la Vega qu’il fertilise ; aussi les poëtes arabes ont-ils comparé la rivière de Grenade au Nil, non-seulement à cause de la fertilité qu’il apporte dans la vallée qu’il parcourt, mais à cause de son nom, dont la première moitié signifie cent en arabe : « Que le Caire, disent-ils en jouant sur le double sens, ne vante pas tant son Nil, puisque Grenade en possède cent. » Le Genil passe ensuite à Loja, arrose la vallée d’Ecija, et va mêler, près de Palma, ses eaux à celles du Guadalquivir.

C’est sur le pont du Genil que le malheureux Boabdil, peu de temps après avoir quitté son palais qu’il ne devait jamais revoir, et accompagné pour toute escorte de cinquante cavaliers fidèles, rencontra Ferdinand et Isabelle, qui se dirigeaient vers l’Alhambra ; d’après le récit de Mendoza et de Pierre Martyr, aussitôt que l’ancien roi de Grenade aperçut le roi d’Espagne, il voulut descendre de cheval pour baiser la main du vainqueur, en signe d’hommage ; mais Ferdinand s’empressa de le prévenir, et l’embrassa avec toutes les marques de la sympathie et du respect. Boabdil remit alors au vainqueur les clefs de l’Alhambra, en lui disant : « Elles t’appartiennent, ô Roi puissant et exalté, puisqu’Allah l’ordonne ainsi : use de ta victoire avec clémence et modération ! »

Il existe une très-grande contradiction entre ce récit et celui des auteurs arabes : ils prétendent que Boabdil fut obligé de descendre de cheval, et de baiser la main du roi d’Espagne, qui lui adresse la parole en termes très-durs ; on a peine à croire à un pareil manque de générosité envers un vaincu ; mais il est avéré que Ferdinand n’usa de sa victoire ni avec clémence, ni avec modération. Toutes les clauses de la capitulation furent violées une à une, plusieurs même le furent, dit un écrivain, avant que l’encre qui servit à l’écrire fût encore sèche. Des insurrections éclatèrent à Grenade et dans les montagnes de l’Alpujarra, et il s’ensuivit des guerres qui ne furent terminées que près de quatre-vingts ans après la reddition de Grenade.

Après avoir visité l’Alhambra et la partie la plus élégante de Grenade, il nous restait à parcourir les faubourgs et les quartiers habités par le peuple, qui ne sont pas la partie la moins curieuse de la ville : l’Antequeruela est un de ces quartiers ; son nom vient de ce qu’il fut peuplé autrefois par les habitants fugitifs de la ville d’Antequera.

L’Albayzin, un quartier plus populeux encore, doit son nom à une cause analogue : en 1227, la ville de Baeza, alors peuplée et importante, fut prise et saccagée par saint Ferdinand ; une partie des habitants vint chercher un refuge à Grenade, et on leur accorda en dehors de la ville un terrain ou ils construisirent un faubourg qui fut nommé Rabadhu-l-Bayzin, le faubourg du peuple de Baeza, nom dont on a fait plus tard l’Albayzin.

Le faubourg de l’Albayzin est bâti sur une colline qui fait face à l’Alhambra ; c’est le quartier de Grenade qui a le mieux conservé son ancien aspect, autant à cause de sa population que de quelques vieilles maisons moresques échappées à la destruction presque générale de la ville ancienne ; une des plus remarquables parmi celles que nous pûmes découvrir est la Casa del Chapiz, sur la cuesta ou côte du même nom. On entre dans cette maison par un patio, ou petite cour entourée de galeries formant balcon au premier étage ; nous y remarquâmes une fenêtre assez bien conservée, séparée en deux par une élégante et mince colonne de marbre ; c’est ce que les Mores nommaient ajimez : on jouit de cette fenêtre de la plus belle vue sur la colline de l’Alhambra. On voit encore dans la Casa del Chapiz des restes remarquables de décoration en stuc, avec d’élégantes colonnes en marbre blanc de Macael, et de curieuses sculptures moresques en bois résineux. Une autre villa moresque non moins remarquable, c’est le cuarto real, c’est-à-dire l’appartement royal, situé dans l’intérieur de Grenade ; nous y vîmes de très-beaux ornements en stuc contemporains de ceux de l’Alhambra, et des azulejos ou carreaux émaillés et ornés de reflets métalliques, spécimens très-rares et très anciens, qu’il faut signaler particulièrement aux amateurs d’anciennes faïences, si nombreux aujourd’hui.

Retournant à l’Albayzin, nous visiterons encore les anciens bains moresques, dont on a fait un lavoir, le Lavadero de Santa Inès. Ces bains, qui étaient publics, sont d’une construction tout à fait différente de ceux de l’Alhambra, destinés à peu de personnes seulement ; bien que les ornements aient presque tous disparu, ils sont encore assez bien conservés pour donner une idée