Page:Le Tour du monde - 10.djvu/47

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« Ce pauvre diable ne paraissait pas avoir beaucoup de clients en ce lieu solitaire ; aussi me décidai-je à lui demander de me prédire mon sort.

« La confiance que je lui témoignais lui fit grand plaisir ; ses yeux s’animent, sa taille voûtée se redresse, il fait craquer tous ses doigts, rejette sa queue en arrière, et toute sa personne, quoique son costume n’ait rien de particulier, prend une allure magique. Il saisit quatre petites pièces en cuivre, les met dans un cornet, lève le cornet à la hauteur de l’œil avec un air fatal, l’agite et verse les piécettes sur la table ; il les regarde, marmotte dans ses dents quelques mots cabalistiques, et recommence quatre fois la même opération ; puis, il retire d’un sac quatre cubes en bois sur lesquels sont gravés des points, et qui ressemblent à des dés ; il les range et forme des combinaisons entre ces cubes et des carrés qu’il a faits avec du charbon sur sa table. Dans ces carrés sont des dessins qui ont, autant que je peux le deviner, la prétention de représenter les divers événements de la vie ; ce sont les pièces de cuivre qui déterminent l’emploi des dés et leur rangement.

« J’avoue que, quelque ému que je dusse être par l’appréhension de ma destinée qui s’agitait, je trouvai les combinaisons du bonhomme un peu longues, je lui mis un tael[1] dans la main, et je m’éloignai ; mais j’avais compté sans mon sorcier qui, reconnaissant de ma générosité, me poursuivit en me prédisant toutes sortes de prospérités et de succès, qu’il avait soin d’assortir à mon âge et aux goûts qu’il me supposait. Au moment, où je passais à cheval sous le grand Pont, du haut du parapet il m’annonça l’Empire… du Monde !

« J’en avais pour mon argent !

« Quelques minutes après, j’arrivais à l’endroit où l’Avenue du Centre se trouve bordée de chaque côté par les enceintes des temples du Ciel et de l’Agriculture, le premier à gauche, le second à droite. Je n’eus pas besoin d’en faire le tour pour en gagner les portes ; les fossés qui touchent à l’enceinte sont comblés en certains endroits par le sable de Mongolie qu’y amoncellent les vents d’ouest, et mon cheval était habitué à franchir, d’un bond, le mur dont la crête dépassait de quelques pieds à peine le niveau du sol exhaussé.

« Je me trouvais dans le parc du Temple-du-Ciel, où il est défendu à quiconque de s’introduire, mais où le prince de Kong avait bien voulu nous autoriser à diriger nos promenades.

« Il y a quelque chose de saisissant et de profondément triste à la fois dans cette vaste solitude, dans cette absence de tout bruit et de tout mouvement, qui succède subitement au tumulte de la ville.

« Ce sont de grandes avenues droites dallées en pierre, bordées de chaque côté de balcons de marbre, et entourées de futaies magnifiques d’arbres deux fois séculaires. Ces arbres sont disposés en vastes carrés coupés régulièrement par les avenues, qui sont toutes de même largeur et aménagées sur le même modèle. Sous ces futaies composées en grande partie d’arbres verts, aucun buisson, aucune fleur, aucune herbe même ne peut pousser. Le sol est couvert d’une couche épaisse de feuilles effilées et jaunies, dont se sont dépouillés les cèdres et les pins ; on n’entend rien que le battement cadencé du pic noir qui frappe sur les vieux troncs, et le gémissement du vent qui souffle dans les clairières.

« Le Temple-du-Ciel est rond, surmonté de deux toits qui ont l’air de deux vastes chapeaux chinois. C’est la forme la plus usitée dans la construction des temples, mais cet édifice est d’une dimension inusitée : il a au moins cinq cents mètres de circonférence ! Les tuiles des toits vernissées en bleu azur sont placées de manière à faire saillie les unes au-dessus des autres comme les écailles d’un lézard ; une mousse épaisse et noirâtre couvre en partie la surface du toit supérieur, l’autre est moins dégradé. L’intervalle des deux toits est construit avec des carreaux de faïence d’un bleu plus clair, ornée de peintures aux vives couleurs ; quatre écussons en bois verni et sculpté, formant un riche ornement et sur lesquels sont inscrits des caractères dorés et le dragon impérial, sont placés aux quatre points cardinaux en face des grands escaliers. La partie inférieure de l’édifice se compose de châssis en bois verni, veiné et d’un ton de rouge laque admirable, dans lequel sont enchâssés des panneaux en émail d’un bleu très-foncé parsemé d’étoiles d’or. Au dessus, et sous le second toit, on retrouve le même encadrement de faïences d’un bleu pâle avec des peintures encore plus riches. Une masse de cuivre doré, ayant la forme d’un immense plumet, couronne l’édifice.

« On ne remarque aucune sculpture à l’extérieur du temple, mais l’œil est surpris de l’élégance avec laquelle sont nuancés les différents tons de ces couleurs éclatantes, qui produisent un ensemble harmonieux, et dont on ne peut bien rendre compte par une description orale. On peut dire de cet édifice, comme de certains tableaux : le dessin manque, mais la couleur en est charmante.

« L’intérieur, dans lequel on pénètre par quatre portes très-hautes et à deux battants a été entièrement dévasté : on y remarque des statues de dieux d’une dimension gigantesque ; les larves d’insectes qui vivent dans le bois ont rongé l’intérieur de ces divinités périssables, et, pour peu qu’on les touche brusquement, elles tombent en poussière.

« La partie des toits, qui surplombent en saillie, est recouverte d’une toile métallique, pour empêcher, à ce que m’a assuré un gardien, les hirondelles d’y nicher. Il doit y avoir bien longtemps, à en juger par l’état de dégradation des autres parties de l’édifice, que ces soins méticuleux ont été pris dans un but de conservation.

« La forme du Temple-du-Ciel est peu gracieuse, lourde et écrasée, mais la haute terrasse sur laquelle il est placé et qui double presque sa hauteur, les nombreux balcons de marbre qui l’entourent, les quatre magnifiques escaliers qui y conduisent, lui donnent un aspect imposant et grandiose.

« J’ai compté trente-deux marches aux escaliers construits en marbre, ou plutôt en pierres d’albâtre ; une

  1. Petit lingot d’argent servant de monnaie.