Page:Le Tour du monde - 10.djvu/59

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siége doré ; chacun des assistants se prosterne sur les nattes les bras étendus dans la posture d’une profonde adoration ; puis un maître de cérémonie qui fait l’office de sacristain agite une clochette, et les lamas murmurent à voix basse des prières qu’ils lisent sur un formulaire en papier de soie que chacun d’eux tient déroulé devant lui. En ce moment, un de nos compagnons, qui, arrêté devant des bas-reliefs, les examinait attentivement les mains croisées derrière le dos, est invité par un des prêtres à prendre une posture plus décente. Un nouveau coup de gong annonce le commencement des chants sacrés : c’est une psalmodie à deux chœurs qui se répondent alternativement. Dans ce plain-chant, où chaque chanteur tient la même note, nous entendons des basses très-remarquables, mais le chant est toujours le même ; il ne varie que d’intensité.

« Après la musique vocale, imposante quoique un peu monotone, vint la musique instrumentale : trois lamas battaient la mesure ; l’un frappait sur un tambour, l’autre sur un bassin de cuivre, le troisième agitait une crécelle ronde grosse comme un crâne ; ajoutez les clochettes, les conques marines et le gong, et vous aurez une idée de ce charivari ! Le service dura une heure environ avec des alternatives de chant, de musique instrumentale et de rigoureux silence. À certains passages, les lamas se frappaient la tête sur le sol devant la statue du dieu, tandis que le grand prêtre, levant ses bras au ciel, semblait appeler ses bénédictions. Le son des cloches, les prosternements, le chant sacré, l’odeur de l’encens, la tonsure et enfin le costume des officiants m’ont vivement rappelé les cérémonies du catholicisme. C’est aussi l’avis de nos missionnaires qui attribuent au réformateur du bouddhisme, dans le quinzième siècle, des voyages en Asie Mineure, qui, en lui faisant connaître les rites de l’Église, lui inspirèrent l’idée de les introduire dans l’ancien culte.

« Il n’y a pas à Pékin de temple plus riche et qui attire plus de dévots que celui des Mille-Lamas ; les croyances religieuses sont encore toutes-puissantes chez les Tartares, les Mongols et les Mandchoux ; ils professent un grand respect pour leurs prêtres, et j’ai dû constater après avoir assisté tant de fois aux basses servilités des bonzes mendiants, à leurs cyniques comédies de dévotion, et au mépris dont ils sont l’objet presque partout, que leurs confrères les lamas ont conservé un maintien plus digne, une réserve plus sacerdotale, et un cérémonial imposant, qui expliquent en partie l’immense succès du bouddhisme, cette religion fameuse qui compte en Asie plus de trois cents millions de sectateurs. »

Les bonzes, en effet, sont loin d’avoir la même importance dans la société chinoise que les lamas au Thibet et dans la Tartarie. Les plus célèbres bonzeries sont dans un état de décadence complet, et l’incrédulité toujours croissante ne semble pas annoncer qu’elles soient prêtes à recouvrer leur ancien lustre. À certaines époques de l’année, on y voit un assez grand nombre de visiteurs qui y sont attirés plutôt par la curiosité que par la dévotion ; on y va faire des parties de plaisir, des voyages d’agrément, mais on n’y accomplit pas de pèlerinages. Aussi les bonzes, ne pouvant plus vivre en communauté parce que la charité est insuffisante pour les nourrir, ont-ils pris le parti de se disséminer dans les villages, vivant comme ils peuvent sans discipline et sans hiérarchie. Pour se faire bonze, il suffit de se raser la tête et d’endosser une robe à larges manches ; quand on ne veut plus l’être, on laisse repousser sa queue et on prend des habits plus courts. Il y a de nombreux couvents de bonzesses, surtout dans le midi de la Chine : le révérend William Milne, missionnaire protestant, résida pendant quelque temps dans un de ces couvents à Ning-Po ; il nous a laissé un tableau peu flatteur des mœurs et de la conduite de ces nonnes chinoises vouées au culte de la déesse Kouanyin, une des divinités de la triade bouddhique. Rien n’égale la déconsidération où sont tombés les bonzes et les bonzesses que la loi chinoise frappe d’une sorte de mort civile : il leur est défendu de visiter leur père et leur mère, de sacrifier à leurs ancêtres, et même de porter le deuil de leurs parents morts, sous peine de cent coups de bâton. On les met en scène sur le théâtre, où l’on ne manque jamais de leur faire jouer les rôles les plus infâmes ; les empereurs eux-mêmes les raillent et excitent le peuple contre eux dans leurs édits ou Chan-Yu ; enfin les Tai-Ping ont cru rendre leur insurrection populaire en les massacrant partout sur leur passage !

« Dans un voyage que je fis, nous écrit M. Trèves, pour visiter la ville de Ho-kien, chef-lieu du département où se trouve Tien-tsin, je passai deux jours dans une bonzerie située aux environs de la ville et où je reçus la plus complète hospitalité. Cette bonzerie, une des plus vastes et des mieux entretenues que j’aie encore vues, est située sur le penchant d’une colline agreste, où sont disséminés dans un désordre pittoresque les vingt-cinq pagodes, temples et kiosques dont elle se compose.

« Dès que j’eus reçu à Ho-kien, où j’étais assez mal logé, l’invitation hospitalière de l’administrateur de la bonzerie, je m’acheminai, sous la conduite d’un jeune bonze qu’on m’avait envoyé comme guide, vers le parc dont on apercevait les hautes futaies ; après avoir franchi quelques kilomètres, nous nous engageâmes sous l’ombre épaisse d’une allée bordée d’arbres centenaires. Elle décrivait mille détours capricieux à travers des ravins, des étangs, des ruisseaux bordés de plates-bandes de fleurs odorantes et d’arbustes aromatiques, et nous amena, au débouché de grottes profondes taillées en plein rocher, en face d’un lac majestueux, au-dessus duquel le temple principal élevait ses portiques de marbre soutenus par douze colonnes de granit.

« Rien de plus saisissant que l’aspect architectural et grandiose de ce monument qui se reflète dans les eaux paisibles du lac. Au milieu des nymphœas roses qui étalent leurs brillantes corolles au-dessus de leur tige d’un vert tendre moucheté de noir, se promènent des canards mandarins couleur de feu et d’azur ; des gouramis et des