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daient tous ceux qui avaient besoin de cueillir de l’herbe ou de couper du bois. Ceux qui désiraient prendre des faisans ou des lièvres allaient là. Comme le roi avait son parc en commun avec le peuple, celui-ci le trouvait trop petit (quoiqu’il eût sept lieues de circonférence) ; cela n’était-il pas juste ? »

« Moi, votre serviteur, continue le philosophe, lorsque je commençai à franchir la frontière, je m’informai de ce qui était principalement défendu dans votre royaume, avant d’oser pénétrer plus avant. Votre serviteur apprit qu’il y avait un parc de quatre lieues de tour ; que l’homme du peuple qui y tuait un cerf était puni de mort, comme s’il avait commis le meurtre d’un homme ; alors ce parc est une véritable fosse de mort de quatre lieues de circonférence ouverte au sein de votre royaume. Le peuple, qui trouve ce parc trop grand, n’a-t-il pas raison ? »

« Le roi parla d’autre chose[1]. »

Le célèbre empereur des Thsin, Chi-Hoang-Ti, qui, deux cent cinquante ans avant notre ère, fit brûler tous les livres, après avoir détruit tous les royaumes féodaux qui s’étaient formés en Chine sous les précédentes dynasties, se fit faire des jardins de plaisance de trois cents li (ou trente lieues) de circonférence, qu’il peupla de quadrupèdes, de poissons, d’oiseaux, d’arbres, de plantes et de fleurs de tous les pays. Les historiens chinois disent qu’il y réunit plus de trois mille espèces d’arbres. Il y fit construire en outre autant de palais qu’il avait détruit de principautés ; et ces palais étaient bâtis sur le modèle le plus beau qu’avait offert chacune de ces mêmes principautés.

L’empereur Wou-Ti des Han (140 av. notre ère), qui avait porté ses armes jusqu’aux bords de la mer Caspienne et aux frontières de l’Inde, se fit construire un parc qui avait plus de cinquante lieues de tour, parsemé de palais, de kiosques, de grottes, de décorations de toutes sortes. Trente mille esclaves étaient continuellement occupés ; toutes les provinces de l’empire devaient y envoyer chaque année ce qu’elles avaient de plus rare, en plantes, en fleurs, en arbrisseaux et en arbres de toutes sortes.

Un autre empereur de la même dynastie ne partageait pas de tels goûts de magnificence et négligeait ses jardins de plaisance. Un de ses ministres lui ayant fait des observations à ce sujet, l’empereur répondit : « Je veux faire un jardin de toute la Chine ; si mon prédécesseur avait employé en défrichements les sommes immenses qu’il a dépensées à agrandir et embellir ses parcs, bien des milliers d’hommes, qui manquent de riz, en auraient abondamment. »


II

Le frère Attiret, né à Dôle, en Franche-Comté, et qui fut attaché comme peintre au service de l’empereur Khien-loung, décrit ainsi, dans une lettre datée de Pékin, le 1er novembre 1743, la résidence d’été de ce prince, à Youen-ming-youen (Lettres édifiantes et curieuses, vol. 35) :

« Pour les « maisons de plaisance, » dit-il, elles sont charmantes. Elles sont construites dans un vaste terrain où l’on a élevé à la main de petites montagnes hautes depuis vingt jusqu’à cinquante ou soixante pieds, ce qui forme une infinité de petits vallons. Des canaux d’une eau claire arrosent le fond de ces vallons, et vont se joindre en plusieurs endroits pour former des étangs et des mers. On parcourt ces canaux, ces bassins, ces étangs sur de magnifiques barques. Dans chacun de ces vallons, sur le bord des eaux, sont des bâtiments parfaitement assortis de plusieurs corps de logis, de cours, de galeries ouvertes et fermées, de jardins, de parterres, de cascades, etc., ce qui fait un assemblage dont le coup d’œil est admirable. On sort d’un vallon, non par de belles allées droites comme en Europe, mais par des zigzags, par des circuits, qui sont eux-mêmes ornés de petits pavillons, de petites grottes, et au sortir desquels on retrouve un second vallon tout différent du premier, soit pour la forme du terrain, soit pour la structure des bâtiments.

« Toutes les montagnes et les collines sont couvertes d’arbres, surtout d’arbres à fleurs, qui sont ici très-communs. C’est un vrai paradis terrestre. Les canaux ne sont point comme chez nous, bordés de pierres de taille tirées au cordeau, mais tout rustiquement avec des morceaux de roches, dont les uns avancent et les autres reculent, et qui sont posés avec tant d’art, qu’on dirait que c’est l’ouvrage de la nature. Tantôt le canal est large, tantôt il est étroit ; ici il serpente, là il fait des coudes, comme si réellement il était maîtrisé par les collines et les rochers. Les bords sont semés de fleurs qui sortent des rocailles, et qui paraissent être le produit de la nature ; chaque saison a les siennes. Outre les canaux, il y a partout des chemins, ou plutôt des sentiers, qui sont pavés de petits cailloux, et qui conduisent d’un vallon à l’autre. Ces sentiers vont aussi en serpentant ; tantôt ils suivent les bords des canaux, tantôt ils s’en éloignent.

« Arrivé dans un vallon on aperçoit les bâtiments. Toute la façade est en colonnes et en fenêtres ; la charpente dorée, peinte et vernissée ; les murailles de briques grises, bien taillées, bien polies ; les toits sont couverts de tuiles vernissées, rouges, jaunes, bleues, vertes, violettes, qui, par leur mélange et leur arrangement, font une agréable variété de compartiments et de dessins. Ces bâtiments n’ont presque tous qu’un rez-de-chaussée ; ils sont élevés de terre de deux, quatre, six ou huit pieds. Quelques-uns ont un étage (au-dessus du rez-de-chaussée). On y monte non par des degrés de pierre façonnée avec art, mais par des degrés faits par la nature. Rien ne ressemble tant à ces palais fabuleux de fées, qu’on suppose au milieu d’un désert, élevés sur un roc dont l’avenue est raboteuse, et forme mille sinuosités.

« Les appartements intérieurs répondent parfaitement à la magnificence du dehors. Outre qu’ils sont très-bien

  1. Meng-tseu, traduit par l’auteur de cet article et publié dans les Livres sacrés de l’Orient, p. 225, § 2.