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un grand jour que celui où elle s’ouvre. La baie de Penzance et celle de Saint-Yves, que nous visiterons plus tard sont les deux principaux théâtres de cette pêche qu’on pourrait à bon droit appeler miraculeuse, à cause de la quantité de poissons qu’on y prend. Les pilchards viennent par millions de l’Atlantique, disent les uns, des mers du Nord, disent les autres. Arrivés au cap Cornouailles, ils se divisent en deux bandes, une qui passe vers Saint-Yves, l’autre vers Penzance. C’est souvent par centaines de mille à la fois qu’ils se prennent dans les filets traîtreusement tendus sur leur passage.

La pêche se fait la nuit. Le matin les bateaux rentrent au port et le poisson est livré aux femmes qui le salent. Puis on l’entasse dans des barriques et on l’expédie dans tous les ports de la Méditerranée. À Naples, par exemple, il aide à passer le carême, et fait, avec le macaroni, la joie des gens du peuple, sinon des lazzaroni, puisqu’on dit qu’il n’y a plus de lazzarone, depuis le départ de François II. La Méditerranée reconnaissante envoie à son tour à l’Angleterre ses anchois, plus appréciés des Anglais que le pilchard. La chair de ce poisson est cependant de haut goût. Les pilchards qui n’ont pu entrer dans les barriques sont employés en agriculture comme fumier, et cet engrais est d’un fort bon usage. À Maurice, à l’île Bourbon, nous avons vu employer de même avec profit sur les plantations, et concurremment avec le guano, des morues gâtées venant de Terre-Neuve. (La morue forme avec le riz la base de la nourriture du coolie ou engagé indien.)

Les poissonnières attachées à la préparation du pilchard portaient naguère encore le costume national. Ce costume a disparu il y a une dizaine d’années avec la dernière femme qui l’ait porté, Mary Kalynack (un vrai nom du Cornouailles), la doyenne des fisherwomen. À quatre-vingt-quatre ans, en 1851, lors de la première grande exposition, cette vénérable femme entreprit à pied le voyage de Penzance à Londres et arriva heureusement. Elle fut présentée à la reine. Son buste fut sculpté par Burnard, un artiste du Cornouailles, et se trouve, dit-on, dans la cour de la Société polytechnique de Falmouth. La bonne vieille se refusa d’abord à laisser faire son portrait ; mais quand elle sut que l’artiste était Cornish : « Allons, dit-elle, je poserai ; car je n’ai rien à refuser aux enfants de mon beau pays. »

C’est aussi avec une poissonnière, Dolly Pentreath, morte centenaire, qu’a disparu, en 1788, le langage primitif du Cornouailles. Dolly fut la dernière personne qui parla le cornish language, et un poëte a pu dire d’elle :

« The old Doll Penthreath,
The last who jabbered Cornish : »

« La vieille Dolly Penthreath, la dernière qui baragouina le Cornish. » Le bas peuple est toujours le plus attaché aux coutumes et au langage national.

Vue de Dartmouth. — Dessin de Durand-Brager.

La récolte du pilchard varie de vingt à quarante mille barils suivant que les années sont bonnes ou mauvaises. Le baril renferme deux mille quatre cents poissons, et vaut de cinquante à soixante shillings (le shilling représente, on le sait, un franc vingt-cinq centimes de notre monnaie). C’est un total de quinze cent mille francs à trois millions versés annuellement dans le pays par le seul fait de cette industrie. Elle méritait bien une mention à cause même de son caractère particulier, sinon de son importance, car nous allons voir que l’industrie des mines est autrement fructueuse pour le Cornouailles que celle de la pêche, et compose, on peut le dire, l’industrie vitale du pays.

L. Simonin.

(La suite à la prochaine livraison.)