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notre permis de sortie. L’officier rentra pour voir si tout était en règle.

Puis il reparut sur la porte et leva le pouce.

Et le Cosaque leva la barre.

Nous étions hors de l’empire de toutes les Russies.


Soldat de police.

Je passe rapidement sur les pays, les fleuves, les rivières, les villes. Tilsit, où nous franchissons le Niemen, Kœnigsberg, où nous ne séjournons que le temps qu’il faut pour voir une exposition de peinture et un musée assez bien pourvu. Nous nous dirigeons sur Dresde. À notre arrivée à l’hôtel, on sonne les cloches (de l’hôtel), comme si nous étions des personnages, et peu s’en faut que maîtres, sommeliers, interprètes, garçons de service et d’écurie ne se prosternent devant nous. Je n’aime pas ces démonstrations dont on fait payer fort cher au plus simple voyageur le désagrément. Nous voulions visiter la galerie, qui n’était pas encore installée dans son palais nouveau. Il fallait passer l’Elbe. Nous cheminions assez tranquillement sur le pont, regardant parfois l’eau couler, quand un officier vint à nous, en nous engageant à passer de l’autre côté. Ce n’était pas que ce côté du pont fût dangereux : c’est qu’il est réservé seulement à ceux qui viennent du quartier où nous allions. Prévoyance et règlements ! nous prîmes à notre droite. À l’entrée de la galerie, nous payons un thaler par suite d’un autre règlement sans doute, sous prétexte d’un chauffage illusoire, car nous étions forcés de battre des pieds dans ces salles vides et sonores pour nous réchauffer ; un thaler par jour d’entrée. Un jour même, le gardien nous en demande trois, sous prétexte que c’est un jour de pénitence publique. Je ne sais si les Allemands placent parmi les choses dont ils se repentent leur dureté à l’égard des étrangers qu’ils tiennent dans leurs mains, et la rançon qu’ils leur font payer sans pudeur.

Nous reprenons notre route pour Berlin.

À notre arrivée dans la ville :

« Votre empereur est mort, nous dit-on en voyant notre passe-port.

— Lequel ?

— L’empereur Nicolas. »

Notre passe-port était en langue russe, avec un duplicatum en langue allemande. On nous croyait Russes ; cela nous permettait d’entendre un certain nombre d’observations assez piquantes pour nous, et, en général, il faut l’ajouter, assez désobligeantes et partant d’un sentiment malveillant pour nos compatriotes. Il n’était pas malaisé de juger combien les Allemands de Berlin nous regardaient d’un œil jaloux, pour ne pas dire plus. Je ne sais pas s’ils ont changé depuis. Dans le palais du roi, les employés se plaisaient à montrer le tableau de « Bonaparte traversant les Alpes, » de David, tableau qu’ils supposent unique, et dont une répétition, sinon l’original, existe au musée de Versailles. « C’est là devant, nous disaient-ils, que les Français enragent, puis aussi devant la peinture qui représente le vainqueur de la grande nation, foulant sous ses bottes la pourpre et le sceptre impérial. » Ils désignaient ainsi le portrait de Blücher, le maréchal en avant, vorwartz.


Dans la neige au bord du chemin.

Si le musée de Dresde était si bien défendu contre les amateurs, celui de Berlin, sauf quelques petites salles, est ouvert à tous, à tous sans exception. J’y ai vu des gens de campagne en sabots. Par malheur il est moins riche. Les grandes compositions de Cornelius et de Kaulbach me parurent ce qu’elles m’avaient semblé une première fois : les unes singulièrement compliquées, discordantes et inintelligibles ; les autres, celles de Kaulbach, de larges et splendides compositions.

Quant au grand Frédéric sur son cheval de bronze, que nous avions vu à notre premier passage, au moment où il venait d’être inauguré, la pluie commençait à le fatiguer un peu, et le clair métal était remplacé par un platine vert qui n’était pas d’un plus mauvais effet.

Nous voulûmes visiter la Kunzkammer, assez importante collection d’objets historiques. Les billets étaient donnés longtemps à l’avance. On ne pouvait nous remettre que ceux d’un Américain, qui nous les céderait contre argent.

Nous transigeâmes et prîmes un billet.

Quand nous arrivâmes, la porte était entre-bâillée ; un huissier reçut le billet.

« Il ne vaut rien, dit-il ; vous reviendrez demain. »

Le billet était bon.

« Non, répondis-je ; ce billet coûte déjà trop cher : je ne veux pas être exploité davantage. » Et comme l’huissier prétextait qu’il y avait en ce moment trop de monde dans la Kunzkammer, et qu’ils n’étaient qu’un petit nombre de surveillants :

« Ces gens sont fous ! » dis-je à part à mon frère.

Le gros huissier comprenait le français, qu’il parlait en allemand. Il entendit ma remarque.

Il en prit occasion de faire un raisonnement, qui me parut être presque un chef-d’œuvre d’éloquence accusatrice. Je n’essayerai pas d’imiter l’accent :