Page:Le Tour du monde - 12.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce capitaine Pedro de Ursua, dont nous avons eu l’occasion de parler dans notre monographie des Antis, était un des hardis compagnons de Pizarre. Parti de Cuzco, à la tête d’une troupe d’aventuriers, pour découvrir l’Enim, le Païtiti, l’el Dorado, ou à défaut de ces empires, le lac de la Parima dont les eaux étaient d’or liquide, ce capitaine fut assassiné en chemin par Lopez de Aguirre son lieutenant.

La cause de ce crime est aussi vaguement indiquée par les historiographes espagnols que l’itinéraire suivi par les aventuriers[1]. Les uns l’attribuent chez Aguirre au désir de rester seul chef de l’expédition ; d’autres y voient une combinaison pour débarrasser d’un époux incommode — la belle Inès — et se rapprocher d’elle. Sans perdre notre temps à rechercher le mobile du crime, disons que Lopez de Aguirre l’expia plus tard par le supplice de la horca, et qu’après la mort du capitaine Pedro de Ursua, ses soldats s’étant débandés, une partie d’entre eux se fixèrent sur la rive droite du haut Amazone dans l’espace compris entre l’embouchure de l’Ucayali et celle du Javary. Là, leur admission parmi les Indiens Mayorunas et le contact qui s’ensuivit purent doter quelques enfants, qui naquirent de ces unions, des traits et de la barbe de leurs pères ; mais les Espagnols s’éteignirent, et depuis trois siècles leur sang infusé dans les veines de quelques indigènes s’est si bien dissous dans le grand courant primitif, que le type espagnol caractérisé par la régularité des traits et la barbe, a disparu de chez les Mayorunas, ou n’est resté chez quelques-uns d’entre eux qu’à l’état d’ébauche vague ou de médaille fruste.

Au reste nous verrons plus tard des Mayorunas chez leurs voisins et amis les Marahuas du haut Amazone, et comme nous profiterons de l’occasion pour croquer quelques-uns de ces indigènes, le lecteur pourra juger avec ou sans lunettes, de leur ressemblance avec les soldats espagnols, leurs hôtes du seizième siècle.

En attendant que le moment soit venu de faire plus ample connaissance avec ces — hommes de rivière — puisque telle est la qualification qu’on leur a donnée, disons que jusqu’à ce jour ils ont refusé de nouer des relations de voisinage et d’amitié avec les Missionnaires et les Missions. D’humeur farouche et insociable, profondément dédaigneux, d’ailleurs, d’une civilisation représentée par les trafiquants de poisson salé qui remontent ou descendent l’Ucayali et le Marañon, ils vivent retranchés dans leur barbarie, comme les moules des lacs de l’intérieur dans leurs valves obscures ; puis comme il leur est arrivé autrefois — la date de l’époque importe peu — de repousser assez brutalement les avances que des Cholos de la contrée tentaient de leur faire, ceux-ci, furieux du mépris que leur témoignaient des « chiens d’infidèles, » les ont traités publiquement d’anthropophages, ce qui est la plus grosse injure qu’un chrétien du pays puisse faire à un homme des bois. Ce mot imprudemment lâché n’a pas été perdu. Aujourd’hui pour tous les riverains de l’Ucayali et du haut Amazone, les Mayorunas ne vivent que de chair humaine.

À quelques jets de flèche de l’embouchure du rio Tapichi, la scène dont nous fûmes témoins me fit oublier momentanément les Mayorunas, leurs barbes apocryphes et leur anthropophagie non prouvée. Notre pirogue côtoyait en ce moment une langue de terre plantée de chilcas et de ces saules nains propres aux terrains bas de l’Ucayali. À travers le feuillage de ces arbustes, on découvrait l’entrée d’une petite gorge où coulait sans bruit un filet d’eau claire qui piquait l’ombre bleue de quelques paillettes d’argent.

Comme nous allions doubler ce promontoire, un clapotement de l’eau et un craquement des branchages attirèrent en même temps l’attention de nos gens. D’un commun accord ils cessèrent de ramer et de pagayer, et s’accrochant aux branches d’un saule, arrêtèrent l’élan de l’embarcation. Ce qu’ils voyaient derrière ce rideau de verdure et qu’il me fut donné de voir comme eux, eût ravi d’aise notre sculpteur Barye et les animaliers de son école.

À vingt pas de nous, sur la berge d’en face, élevée de deux à trois pieds, un jaguar de la grande espèce, — Yahuaraté — au pelage fauve et magnifiquement ocellé, était fièrement campé sur ses quatre pattes, les oreilles droites, le corps immobile et dans une attitude de chien d’arrêt devant l’oiseau, qui mettait en relief ses formes robustes et gracieuses ; les yeux de la bête, pareils à deux disques d’or clair, suivaient avec une implacable fixité tous les mouvements d’un pauvre lamantin occupé à broyer sous ses dents à couronne plate, des tiges de faux maïs et de plantain d’eau qui croissaient en ce lieu.

À un moment donné et comme le cétacé élevait au-dessus de l’eau sa tête difforme, le jaguar se laissa choir sur lui et lui enfonçant dans les plis du col les ongles de sa patte gauche, lui tamponna le mufle avec ceux de la droite et le retint sous l’eau pour l’empêcher de respirer. Le lamantin se sentant étouffer, fit un bon terrible pour se débarrasser de son adversaire ; mais il avait affaire à forte partie, et le jaguar, plongeant et émergeant tour à tour, selon que les soubresauts désespérés de sa victime l’entraînaient sous l’eau ou le ramenaient à la surface, le jaguar ne le lâcha pas. Cette lutte inégale dura quelques minutes, puis les mouvements du lamantin se ralentirent, et bientôt il ne bougea plus. Il était mort. Alors le jaguar sortit de l’eau à reculons, s’assit sur son derrière, et, arc-bouté sur une patte, parvint avec les crochets de l’autre à haler sur la berge l’énorme cétacé dont le mufle et le col étaient sillonnés de blessures. Notre attention était si grande, — je dis notre, car mes gens avouaient n’avoir jamais assisté à un combat pareil, — que le jaguar qui venait de pousser un rauquement particulier, comme pour appeler une femelle ou des petits, allait disparaître avec sa capture, si à ce moment un des rameurs n’eût rompu le charme

  1. Certains les font entrer dans l’Amazone par la rivière Jurua, d’autres par le Jutahy. Remarquons en passant que les sources de ces deux rivières sont encore inconnues. Une troisième version, et celle-ci est la plus vraisemblable, fait entrer Pedro de Ursua et ses compagnons dans le haut Amazone ou Marañon par la rivière Huallaga.