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Tous ces messieurs, sauf Bourgaud, ont épousé des Abyssiniennes. Le plus récalcitrant au mariage a été Salmüller, excellent et très-sympathique jeune homme, qui a résisté tant qu’il a pu aux insinuations du négus. Celui-ci n’est pas seulement un terrible sabreur, c’est, par compensation, un marieur de première force. Les hésitations de M. Salmüller avaient éveillé sa défiance et il avait fini par le soupçonner de vouloir se faire abouna (le clergé abyssin se marie, mais l’abouna et l’etcheguê doivent toujours être célibataires). À de nouvelles instances, M. Salmüller avait répondu qu’il avait fait vœu de continence pour sept ans, dont cinq restaient encore à courir. « C’est autant de gagné, me disait-il en riant, on ne sait pas ce qui peut arriver en cinq années. » Cependant, à bout de raisons et de délais, il a fini par épouser une fille de feu Bell, miss Beladèje, que Bourgaud appelle cérémonieusement Mademoiselle Belle-Attèche.


VIII


Théodore II. — Départ pour Gondar. — Serbougsa. — Pont portugais. — Gondar. — Son caractère particulier. — Le palais des négus. — Ras Ghimp. — Koskoam.

J’ai raconté ailleurs (no 213) mes relations plus ou moins orageuses avec le fantasque roi des rois : je n’y reviens plus et me borne à découper dans mon Journal de voyage, des esquisses et des souvenirs de tout genre.

A Jove principium. Bien que j’aie déjà esquissé à grands traits cette très-remarquable figure, quelques renseignements complémentaires ne seront pas déplacés ici.


Œnanthus multiflorus. — Dessin de A. Faguet d’après M. G. Lejean.

Le négus, je l’ai dit, est un grand amateur de mise en scène, et entend supérieurement cet article. Parfois, il aime à donner audience entouré de quatre lions favoris, d’aspect aussi farouche qu’ils sont débonnaires au fond, malgré des noms sonores et terribles, comme celui de Kuara (l’impétueux). Kuara, dans la gravure (p. 237), est le beau lion qui se frotte la tête contre les genoux de son maître avec un petit rugissement câlin. Je connais beaucoup ces décors vivants ; j’ai fait assez intimement leur connaissance, et le jour de la fête de Maskarram, ils sont venus gracieusement me souhaiter une heureuse année, conduits par leurs gardiens, que stimulait la perspective argentée d’un talari neuf. C’est en cette circonstance que je les ai portraiturés, bien qu’ils se prêtassent déplorablement mal à la pose. Mon gros chien fauve, Boullo, bas et solide sur pattes, cou gros, les oreilles couvertes de blessures attestant maintes batailles contre les hyènes, brave, insolent et bruyant comme un soldat abyssin, n’était pas, devant ce quatuor, absolument à l’aise. Réfugié derrière la maison, il protestait par un murmure, un hurlement qu’étouffait la peur, contre l’invasion du logis confié à sa garde. Rien de bouffon comme l’insolence qui s’aplatit devant la force calme et sûre d’elle-même.

L’un de ces lions avait été élevé par M. Salmüller, qui avait dû le vendre au négus, sur un désir amicalement exprimé. Le formidable sire (je parle de Théodore) avait une façon à lui de manifester un désir, façon courtoise, mais irrésistible, comme on sait. Salmüller s’était mis à élever un autre lionceau, qui avait grandi, et l’aimable garçon avait grand’peur que son élève ne se trouvât un jour ou l’autre sur le chemin du lion d’Éthiopie. Quand j’allais les voir, l’élève, habituellement couché en travers de la porte et qui paraissait aimer à jouer avec moi, me jetait les deux pattes de devant autour de la cuisse, et dès lors, il fallait attendre qu’il lui plût, en ses jeux et évolutions autour de ma personne, desserrer les pattes. Si j’avais essayé de le faire moi-même, j’aurais risqué de réveiller la force nerveuse latente et endormie chez cet animal, et j’eusse joué gros jeu.

Un jour, il vint avec les souples ondulations d’un jeune chat me surprendre par derrière et me poser brus-