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VOYAGE EN ABYSSINIE,

PAR M. GUILLAUME LEJEAN[1].
1862-1863. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


XIV


Un évêque régionnaire.

Avec son aplomb ordinaire, Mikaël alla droit à l’hégoumène ou abbé que nous trouvâmes assis sur le seuil de sa porte. C’était un homme d’environ 45 ans, maigre, à mine austère, portant par-dessus sa tunique blanche une sorte de pallium en cuir jaune, signe distinctif de sa qualité. L’hospitalité nous fut aisément accordée : mais ce fut une fort grosse affaire de laisser entrer ma mule dans le clos sacré.

« Elle est du sexe féminin, me dit Mikaël, et vous comprenez… »

Je comprenais, en effet, car je me rappelais une page d’un voyageur (M. Robert Curzon, si je ne me trompe) qui trouva, parmi les moines du mont Athos les mêmes puérilités puritaines, et qui consterna les pieux caloyers en leur révélant gravement qu’il avait trouvé une contrevenante dans la presqu’île sainte : — une chatte, rien que cela ! La consigne, qui est rigoureuse dans l’Athos, l’est un peu moins à Goeref, car la faconde de Mikaël força le rigorisme du monoxié dans ses derniers retranchements. Je logeai chez les bons moines, je partageai leur souper, entièrement composé de légumes indigènes, et, si j’ai bien compris, une sorte de salade exquise était due aux extrémités de jeunes feuilles de l’ensèt hachées fort menu.

La nuit, je fus réveillé par les offices qu’on psalmodiait dans l’église voisine et par ce qu’Alvarez appelle plus haut « une piteuse harmonie. » Alvarez est bien sévère. À travers mon demi-sommeil, je ne trouvai pas ces chants plus désagréables que ceux de nos églises de campagne, et je ne crois pas que les chantres d’Ornans, (voir un tableau bien connu de maître Courbet) aient beaucoup plus de rapports avec l’art d’Orphée que les monoxié d’Abyssinie.

Au ghedem ou enclos sacré, mais en dehors, s’adosse l’église paroissiale où les deux sexes ont droit d’entrée. Cette église n’était pas achevée : elle avait pour fondateur Ras Ali, dont la chute avait arrêté les travaux commencés. Je ferai remarquer à ce propos combien il est difficile de lutter contre les préjugés populaires en matière de réputation. Ras Ali a passé sa vie à bâtir des églises et à enrichir des prêtres pour contre-balancer l’opinion générale, qui le faisait passer pour un musulman mal converti ; et quand il est mort, il y a deux ans, le préjugé avait gardé toute sa force. Théodore II, son rival heureux, n’a jamais bâti d’église, mais en revanche il en a pillé et brûlé une centaine ou deux : et franchement, selon sa morale, il aurait eu grand tort de se gêner : sa réputation de nouveau Théodose n’a rien à y perdre. N’a-t-il pas un autre procédé de propagande parfaitement victorieux ? Celui de faire cerner en masse les musulmans et les dissidents par des carrés d’infanterie et leur proposer l’abjuration ou la mort !

Le lendemain matin je repartais pour Gafat, où j’arrivai en moins de quatre heures.

À mon retour de cette excursion, j’avais entrepris une série de promenades dans le rayon de Gafat, surtout vers les magnifiques escarpements qui surplombent le Reb. Le plan de ces promenades était uniforme sans monotonie. Après déjeuner, je faisais seller ma bonne mule grise, présent du négus, et suivi d’un domestique, j’allais un peu au hasard, quêtant les beaux paysages et les coins de terre favorables à cette adorable flânerie qui est un des besoins impérieux des terres tropicales. Les plus actifs y cèdent comme les autres à leurs heures, et jouissent aussi voluptueusement que les indigènes de ce kief que l’auteur du Songe d’une nuit d’été a si bien peint dans Azael «  se reposant sous la fleur qui pend à la branche. » J’avais toujours, pour bagage indispensable, mes papiers, ma boîte à couleurs, ma boussole, un pain et une corne de tedj (hydromel) : un déjeuner très-pastoral me reposait de mes esquisses, de mes aquarelles et de mes levés topographiques.

Une après-midi, au moment où je rentrais, on me remit une lettre dont la double suscription (en amharique et en italien), me frappa vivement. Je l’ouvris et je poussai une exclamation de surprise : elle était d’un homme que je croyais mort, et qui était en ce moment à six lieues de moi. Je veux parler de l’héroïque évêque des Gallas, Mgr Masaja, qui achevait en ce moment un des voyages les plus extraordinaires que l’esprit de propagande chrétienne ait inspirés.

Mgr Masaj avait fait il y a une dizaine d’années une tentative pour pénétrer par le Nil bleu dans son mystérieux diocèse. Il s’était déguisé en colporteur, avait été reconnu ou soupçonné par des Guindjar musulmans ou fanatiques, et avait failli être écharpé dans une émeute : il n’avait dû la vie qu’à quelques cavaliers de Dedjaz Kassa (aujourd’hui Théodore II), et avait dû modifier son itinéraire. Il avait passé il y a six ou sept ans par la grande route commerciale du Godjam, et avait pénétré, à travers les petits États des Gallas belliqueux et anarchiques, jusqu’au royaume de Kaffa, où il avait fait refleurir le christianisme dont ce pays n’avait conservé que le nom. La petite chrétienté prospérait, quand

  1. Suite. — Voy. pages 221, 225 et 241.