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regret de ce passé si prospère et si fécond en faciles richesses.

Quoi qu’il en soit, dans l’esprit des Gabonais, les deux idées de Portugais et de négriers sont irrésistiblement associées, et le chef d’un village qui veut effrayer un de ses sujets, le menace volontiers de le vendre aux Portugais. Pour le dire en passant, ce n’est pas toujours une vaine menace, car malgré la présence de notre pavillon, il se fait de temps à autre, quelques coups de traite, dont les agents sont toujours des goëlettes ou même de simples pirogues portugaises venues de l’île voisine de San Thomé.

Sauf ces communications irrégulières avec les Portugais, le Gabon semble avoir eu longtemps peu de relations avec les Européens. Il est douteux qu’il ait été fréquenté par les Dieppois. L’industrie de l’ivoirerie encore si vivante à Dieppe, témoigne de ses anciennes relations avec la côte d’Afrique, mais les villages de Grand et Petit Dieppe qui perpétuent son nom au nord du golfe du Benin, semblent indiquer que là s’est arrêté son commerce.

Erdman Isert, médecin du comptoir danois de Christianbourg à la fin du siècle dernier, parle d’un commerce de bois de teinture que le Gabon faisait avec les Anglais. « Mais ses esclaves étaient peu estimés, et aux Antilles on ne les plaçait qu’à moitié prix. » MM. de Flotte, de Grandpré, et autres officiers envoyés à cette époque pour protéger les négriers français contre les Portugais à Cabinda et à Loango, c’est-à-dire tout près du Gabon, ne parlent de celui-ci que pour signaler son extrême insalubrité. En 1803, Labarthe dans ses instructions sur la traite en détourne les capitaines à cause de dangers qu’y présente la navigation. Mais les chefs gabonais tenaient à attirer chez eux ce commerce lucratif ; ils se firent pilotes et la traite prospéra, sans prendre jamais, du reste, une bien grande extension. Les traités de 1830 et 1834, conclus entre les nations européennes lui portèrent un coup mortel, bien qu’ils n’aient pas reçu tout d’abord une stricte exécution.

On pouvait croire que les indigènes habitués à recevoir des Européens tous les objets nécessaires à l’existence et ne pouvant plus s’en passer, tourneraient leur activité vers quelque commerce plus licite, et qu’ils tireraient parti de la fécondité de leur sol en s’appliquant à quelque culture lucrative. Il n’en fut rien, soit impuissance des Européens à les diriger dans cette voie féconde, soit plutôt inertie et paresse incurable de leur part. Incapables de demander au travail de la terre les éléments d’un commerce régulier, ils ne firent que de faibles efforts pour se relever du coup que leur portait la suppression de la traite. Ils parvinrent à vivre mais jamais à prospérer. L’intérieur du pays possédait des richesses très-recherchées par le commerce, le santal, ce bois de teinture dont nous avons déjà parlé, le bois d’ébène et les dents d’éléphant. Les Gabonais exploitèrent ces ressources, et servirent de courtiers entre les Européens et les tribus qui habitent les lieux de production. Mais c’est là un commerce essentiellement destructeur. Les bords des rivières sont aujourd’hui dépeuplées de bois précieux. Il faut aller très-loin pour trouver le bois rouge en quantité commerciale, plus loin encore pour rencontrer l’ébénier, et quant aux éléphants, leur nombre a aussi considérablement diminué. Le pays s’épuise, et il n’est pas difficile de prévoir le jour ou faute d’avoir su administrer ses richesses et en créer de nouvelles il deviendra profondément misérable.

Il y a quelques années, les Français y ont entrepris un nouveau commerce : celui du caoutchouc. Ce suc résineux s’extrait de trois ou quatre lianes portant le nom commun de N’dambo, et appartenant probablement au genre Carpodinus, de la famille des Apocynées. C’est une production annuelle ; ce serait par conséquent une source régulière de bénéfices ; mais elle sera bientôt tarie par l’avidité des exploitants, qui coupent les lianes à l’aventure, les saignent sans merci, et pour achever de ruiner l’avenir, déconsidèrent leurs produits par les plus fâcheuses adultérations.

On voit donc, en définitive, que ce n’est pas par les ressources qu’il nous offre, que le Gabon peut réellement nous intéresser ; c’est par son originalité propre, et par l’attrait qu’offre toujours aux membres de la grande société européenne l’étude de ces sociétés rudimentaires qui sont probablement aussi vieilles que la nôtre, et qui n’ont pourtant pas su s’élever au-dessus de l’état de nature ; soit que la molle atmosphère et les conditions faciles d’existence dans lesquelles elles se sont développées aient seules stérilisé leur intelligence ; soit plutôt que leur race, frappée d’une impuissance originelle fût condamnée, en quelque lieu qu’elle eût vécu, à une irrémédiable imperfection.

Le bassin du Gabon permet de voir de près plusieurs de ces petits peuples africains. Celui du fleuve Ogo-Wai en fera connaître de plus intéressants encore, le jour où on voudra en faire une exploration complète, car ses habitants sont vierges de toute influence européenne et même de cette influence mahométane qui a poussé des racines si profondes et si vivaces dans le nord et dans l’ouest du grand continent africain.

La partie méridionale de cette région absolument inconnue, a été visitée récemment par un hardi chasseur, M. Bellonie du Chaillu[1], créole du Sénégal, qui a été membre de notre petite colonie gabonaise, mais qui est devenu depuis et du même coup, un citoyen américain plein d’ardeur pour sa nouvelle patrie, et un Anglican plein de ferveur pour la Bible.

En 1862, M. le lieutenant de vaisseau Serval et moi

  1. M. du Chaillu a publié à New-York, un récit intéressant et animé de ses explorations. Ce livre a soulevé, en Angleterre, bien des critiques dans lesquelles on a paru discuter le voyageur encore plus que le récit. Je ne veux pas me poser en juge du débat, ni affirmer que M. du Chaillu a réellement pénétré dans l’intérieur aussi loin qu’il le raconte, d’autant plus que la plupart des instruments qu’il présente comme particuliers à des tribus lointaines, appartiennent notoirement à des populations voisines du Gabon ; mais ce que je puis affirmer, c’est que son livre contient beaucoup de détails d’une parfaite exactitude et plus d’une peinture de mœurs réellement prises sur le vif.