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Le reja, grille de fer qui défend les fenêtres du rez-de-chaussée, joue un rôle important dans la vie andalouse ; nous laissons de côté ce sujet pour y revenir plus tard avec plus de détails.

La route qui de Ronda va rejoindre Gaucin, San Roque et Algeciras était, il y a une trentaine d’années, très-fréquentée par les bandoleros, et l’est encore aujourd’hui par les contrabandistas ; nous avions loué à Ronda des mules vigoureuses, car cette route, impraticable pour les diligences, est une des plus accidentées et une des plus fatigantes de toute l’Espagne ; mais c’est aussi une des plus pittoresques ; à chaque instant elles s’amusaient à marcher sur le bord des plus effroyables précipices, comme si elles eussent voulu à plaisir braver le danger ; de sombres et profonds barrancos ouvraient de temps en temps leurs gouffres devant nous, et nous rappelaient quelques-uns des sites que nous avions admirés dans les Alpujarras : il est impossible de rêver un dédale de ravins, de rochers et d’épaisses broussailles plus propice aux embuscades et aux attaques à main armée.

La Serrania de Ronda, — c’est le nom qu’on donne à cette sauvage chaîne de montagnes, s’insurgea comme les Alpujarras au seizième siècle et put tenir en échec les troupes espagnoles. Ce n’est qu’en 1570 que les fiers montagnards furent réduits, quand le duc d’Arcos vint prendre en personne le commandement. Il fallait que le sentiment de la nationalité moresque fût profondément enraciné chez les habitants du pays, car ils purent, quatre-vingts ans après la conquête du royaume de Grenade, se grouper avec force, et organiser une résistance qui déjoua longtemps les efforts des troupes chrétiennes.

On prétend, du reste, que malgré les proscriptions et les persécutions de tous genres dont les Espagnols accablèrent les vaincus, de nombreuses familles de Morisques sont restées dans le pays ; ce que nous avons pu constater, c’est que les traces de la domination musulmane y sont encore visibles dans les plus petits détails ; comme dans les provinces de Valence et de Murcie, comme dans les Alpujarras, les noms de la plupart des localités sont restés arabes : plusieurs même commencent par le mot Ben comme Ben-adalid, Ben-arraba, et tant d’autres.

Le type le plus curieux de la serrania de Ronda, c’est le contrabandista ; ces montagnes abruptes, sillonnées de sentiers souvent impraticables, même pour les mulets, sont parcourues en tous sens par d’agiles et hardis serranos, qui vont s’approvisionner à Gibraltar, ce grand entrepôt que l’Angleterre fournit sans cesse de marchandises de rebut destinées à être introduites en Espagne, et qui font la fortune des contrebandiers ; car ils opèrent ordinairement sur des objets qui sont grevés en Espagne de plus de trente pour cent, ce qui leur laisse, on le voit, une marge honnête.

Nous fîmes rencontre dans une venta, un peu avant d’arriver à Gaucin, d’un contrabandista qui, comme nous, se rendait à San Roque et à Algéciras, les deux plus grands centres, après Gibraltar, des opérations de contrebande. Notre nouveau compagnon de route avait pour monture une belle jument noire rasée à mi-corps, une jument de velours, — una jaca é terciopelo, comme il l’appelait dans son dialecte andalou ; c’était un robuste gaillard d’une trentaine d’années, qui paraissait connu de tous, et qu’on appelait du petit nom de Joselillo, un diminutif de Joseph ; son costume était à peu de chose près celui des majos andalous, et sa querida, qui l’accompagnait, était montée en croupe derrière lui. Nous ne retardâmes pas à devenir des amis de Joselillo, grâce à quelques cañas de jerez échangées contre autant de copitas de aguardiente, — c’est ainsi qu’on appelle ici les petits verres dans lesquels on nous servait une eau-de-vie blanche et anisée. Quand il fut assuré que nous n’étions ni des employés du gouvernement, ni des carabineros (douaniers), mais tout bonnement des franchutes, — car tel est le surnom que les gens du peuple donnent à nos compatriotes, le contrebandier ne craignit pas de nous initier à quelques-uns des mystères de son aventureux métier.

La première opération du contrabandista consiste à aller s’approvisionner à Gibraltar : ce sont presque toujours des juifs qui se chargent de lui fournir les marchandises dont il a besoin, telles que des mousselines, des foulards, et surtout des cigares et du tabac. Jusque-là, rien de plus simple et plus facile ; mais il s’agit de faire entrer les marchandises sur le territoire espagnol : ici commencent les difficultés ; ces difficultés, le corredor est là pour les résoudre.

Le corredor, ou courtier, est un personnage qui habite Gibraltar, où il s’est réfugié pour éviter les suites de quelques peccadilles, deux ou trois assassinats, par exemple. l’industrie de cet honnête intermédiaire consiste à aplanir, moyennant un forfait fixé à l’avance, les difficultés que pourraient apporter les douaniers trop rigoureux qui voudraient s’opposer à l’introduction de la contrebande sur le territoire espagnol ; il sait à merveille distribuer quelques pesetas aux carabineros, afin de leur ôter toute envie de savoir ce qu’il y a dans les alforjas et sous l’aparejo des mulets, et leur offrir, en outre, des puros du plus gros calibre pour les remercier d’avoir été si peu curieux.

Il arrive quelquefois que le corredor entreprend des opérations sur une plus grande échelle pour le compte d’importantes maisons de Cadix ou de Malaga ; on en a vu d’assez habiles pour faire débarquer en fraude des navires entiers ; ils s’adressaient alors directement au commandante de carabineros, qui faisait son prix suivant la nature des marchandises : tant pour les étoffes, tant pour le tabac. On fixait le lieu et l’heure où devait s’opérer le débarquement, et le comandante ne manquait jamais d’envoyer, au moment convenu, ses douaniers exercer leur surveillance à un endroit opposé. À un signal convenu, le navire s’approchait de la côte, on mettait les canots à la mer, et le débarquement s’opérait sous les yeux du comandante ; car cet honnête employé tenait à s’assurer par lui-même que le corredor ne le