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tume andalou : Calderon en avait un de cuir fauve orné de broderies de soie et d’une superbe botonadure de plata, c’est-à-dire d’une infinité de gros boutons de filigrane d’argent ; comme nous paraissions l’admirer beaucoup, il s’empressa de nous l’offrir avec la gracieuse formule espagnole : á la disposicion de usted. Nous refusâmes, suivant l’étiquette voulue, mais nous re pûmes nous dispenser d’accepter une bouteille de manzanilla que le picador demanda au mozo, et qui ne tarda pas à être suivie d’une autre que nous lui offrîmes à notre tour ; bientôt il en demanda une troisième, et nous ne voulûmes pas rester en arrière ; fort heureusement nous pûmes constater en cette occasion que le manzanilla est un vin peu capiteux, car notre ami Calderon, qui était un bon vivant, un hombre de rumbo y de trueno, comme disent les Andalous, ne paraissait pas disposé à s’arrêter en si beau chemin. Aussi bien il tenait à nous faire part d’une idée fixe qu’il caressait depuis longtemps ; c’était tout simplement d’organiser des combats de taureaux à Paris, et il nous avoua qu’il ne rencontrait jamais un Français sans essayer de le mettre de moitié dans son projet. Nous eûmes beau lui dire qu’il devait renoncer à l’espoir de voir ses idées réalisées, il ne parut que médiocrement convaincu.

« Nous causerons de cela plus tard, » nous dit-il.

Et il nous engagea à aller loger avec lui à Séville, à la posada de Toreros où il avait l’habitude de descendre, nous promettant de nous faire voir un herradero sur les bords du Guadalquivir, à peu de distance de l’endroit où nous étions en ce moment. Nous avions déjà trop goûté des posadas de tous genres pour nous livrer à cet excès de couleur locale ; mais nous lui promîmes notre visite, car nous ne voulions pas manquer une si bonne occasion de voir le herradero promis.

On entend par herradero l’opération qui consiste à marquer les jeunes taureaux ou novillos à l’aide d’un fer rouge et à séparer ceux qui doivent être élevés pour le combat, de ceux qu’on destine aux paisibles travaux de l’agriculture.

Un herradero en Andalousie, et surtout dans les environs de Séville, est une véritable fête nationale à laquelle se rendent avec un égal empressement les aficionados de la ville et des campagnes, et on ne saurait trouver une meilleure occasion d’étudier les mœurs andalouses dans leurs détails les plus pittoresques.

Nous partîmes donc de grand matin en calesa pour une hacienda (ferme), située un peu plus haut que Coria, à peu de distance du Guadalquivir ; nous rencontrâmes en route de nombreux amateurs qui se rendaient comme nous au herradero, les uns en calesa, les autres montés sur de beaux chevaux andalous au poil noir et à la longue crinière ; d’autres encore, et c’étaient les plus nombreux, étaient empilés dans des carros aux roues massives, traînés par deux bœufs et couverts de guirlandes de feuillage.

Cette longue procession de véhicules de toutes formes et de toutes couleurs nous fit songer aux fêtes populaires des environs de Naples. Le caractère des Andalous nous paraît offrir, sous beaucoup de rapports, une certaine analogie avec celui des Napolitains : c’est le même entrain, la même passion pour la musique et pour la danse, nous allions dire la même gaieté ; cependant celle des Andalous nous a toujours semblé plus bruyante, plus expansive, plus folle. Si Léopold Robert avait peint une scène populaire d’Andalousie, il n’aurait eu aucun prétexte pour y introduire ce fond de mélancolie qu’on remarque dans ses Moissonneurs napolitains.

Quand nous arrivâmes sur le terrain, beaucoup d’aficionados avaient déjà pris place autour de l’enceinte, qui ne tarda pas à être entièrement envahie par les amateurs. Cette enceinte ne ressemblait en rien aux arènes de pierre ou de bois où se donnent, dans les villes, les courses de taureaux : des tonneaux renversés, quelques planches et des cordes tendues en faisaient tous les frais avec quelques carros, carretas et autres véhicules pareils à ceux que nous avions rencontrés en route ; quelques toiles suspendues à des pieux garantissaient les spectateurs de l’ardeur du soleil. Nous prîmes place à notre tour, et bientôt un jeune taureau, un novillo, fut introduit dans l’enceinte improvisée pour subir la double épreuve du tentadero et du herradero. Le tentadero, c’est l’essai du jeune taureau, l’examen qu’on lui fait subir pour savoir s’il réunit les qualités qu’on exige des toros de muerte ; à la suite de cet examen, tous les novillos sont indistinctement marqués du fer chaud ; seulement, comme nous l’avons dit, on sépare ceux jugés bons pour le combat de ceux destinés à labourer la terre.

Les amateurs de courses attachent la plus grande importance à cet examen, à ce triage des jeunes taureaux ; ils se préoccupent tout d’abord du pelage, pelo, et de ce qu’ils appellent la pinta del toro, c’est-à-dire l’aspect général du sujet. Les taureaux qui ne jouissent pas d’une santé parfaite sont ordinairement mis de côté comme indignes de combattre ; il y a aussi certaines infirmités, certains vices de conformation qui motivent l’exclusion : ainsi on tient compte de las libras, c’est-à-dire du poids, car les taureaux qui ont trop d’embonpoint sont rejetés comme aplomados, c’est-à-dire de plomb, parce qu’ils se fatiguent dès les premiers moments de la course.

On écarte également les jeunes taureaux dont la vue laisse à désirer, et qu’on appelle burriciegos. Ils sont généralement difficiles à combattre, surtout les tuertos, c’est-à-dire qui louchent ; bien que propres à être combattus dans certaines conditions, les taureaux atteints de ce singulier défaut sont très-dangereux dans quelques cas, notamment si l’espada, au moment de donner la mort, ne tient pas compte du strabisme de son adversaire.

Pour connaître l’âge d’un taureau, ou examine les dents et les cornes : les dents sont au complet à la fin de la troisième année, et restent blanches jusqu’à la sixième ; ensuite elles commencent à jaunir et à noircir. Quant aux cornes, que les gens du métier appellent las