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lière l’avait porté à m’accorder sa protection ? Je l’ignore ; mais, quand je lui fis mes adieux, il me sembla surprendre une larme au bord de sa paupière ; — et qui sait d’on venait cette larme ?

Le Khan reçut aussi de moi une dernière bénédiction. Il m’enjoignit, à mon retour, de passer par Khiva, ayant résolu de m’adjoindre à un envoyé qu’il comptait expédier à Constantinople pour recevoir, des mains du nouveau sultan, l’investiture traditionnelle du Khanat :

« Kismet ! » lui répondis-je, et ce mot signifiait que l’on fait un péché en anticipant sur l’avenir.

J’étais à Khiva depuis près d’un mois, lorsque je quittai cette ville en souhaitant toute sorte de prospérité aux amis que j’y laissais, aux connaissances que j’y avais faites.


X

Entre Khiva et Bokhara. — Un kalenterkhane. — Derviches Tkeryakis. — Traversée de l’Oxus. — Mon passe-port. — Les ânes en bateau. — Shouraklian. — Un marché kirghis. — Discussion sur la vie nomade. — Les suites d’un alaman. — Terrible alerte. — Nous rentrons dans le Désert. — Jalons funèbres. — Nos chameaux à bout de forces. — Un de nous meurt de soif. — Coup de tête et ses conséquences. — Le Tebbad. — Je me crois mort. — Les esclaves persans. — Un enfant. — Les officiers de l’émir. — Environs de Bokhara. — Les rossignols et les cigognes.

Lorsque tout fut prêt pour le voyage, on vit arriver l’un après l’autre, dans la cour ombragée du Töshebaz, les membres de la caravane. Ce jour-là, pour la première fois, je pus apprécier pleinement l’influence bienfaisante de la charité khivite sur les mendiants dont elle se composait. Seuls, les plus avares gardaient encore quelques vestiges de leurs anciens haillons ; mais généralement, à la place de ces chapeaux de feutre, déjetés et crevés, qu’ils portaient chez les Yomuts, mes amis avaient coiffé le turban aux plis neigeux ; tous les havresacs étaient mieux garnis, et ce qui parlait plus haut encore, le plus pauvre de nos pèlerins avait un petit âne pour lui servir de monture.

Ma position personnelle était fort améliorée ; car en sus du baudet dont le khan m’avait gratifié, j’avais à moitié part l’usage d’un chameau, et tandis que je cheminais sur le premier, le second portait mon sac de voyage, renfermant des vêtements (ce pluriel mérite d’être noté), des provisions, et certains manuscrits dont j’avais fait emplette. Je ne me contentais plus, comme dans le Désert, de farine bise ; j’étais muni de pogatcha[1] blancs, de riz, de beurre et même de sucre. Quant à mon costume, je n’avais pas voulu le changer. Je possédais, il est vrai, une chemise, mais je me gardai bien de la mettre ; c’était prendre des habitudes efféminées et renoncer de trop bonne heure à l’austérité de mon rôle.

De Khiva, pour nous rendre à Bokhara, nous avions le choix entre trois routes : 1o par Hezaresp et Fitnek, en traversant l’Oxus à Kükurtli ; 2o par Khanka et Shourakhan sur la rive droite de ce fleuve, celle-ci impliquant deux étapes dans le désert entre l’Oxus et Karaköl ; 3o enfin, nous pouvions remonter le fleuve jusques à Eltchig où nous débarquerions pour nous rendre à Karaköl par le désert.

Notre parti étant pris de ne pas naviguer, le Tadjik de notre Kervanbashi, un Bokhariote nommé Aymed, nous laissa opter entre les deux premiers itinéraires. Nous lui avions loué nos chameaux, de concert avec un marchand d’habits de Khiva, et la route de Khanka nous était recommandée par le personnage en question comme étant, en cette saison, la plus sûre et la plus facile.

Ce fut un lundi, vers la fin de la journée, que, faisant trêve à nos bénédictions et nous arrachant avec peine aux démonstrations passionnées de la foule accourue autour de notre convoi, nous sortîmes de Khiva par la porte Urgendj. Plusieurs dévots, dans l’excès de leur zèle, coururent après nous jusqu’à une demi-lieue de la cité. Ils pleuraient littéralement notre départ et nous les entendions s’écrier avec désespoir : « Qui sait si notre ville aura jamais l’honneur de revoir en ses murailles un si grand nombre de saints ? » Mes collègues, perchés sur leurs chameaux, s’y trouvaient à l’abri de toute manifestation gênante ; mais moi, sur mon âne et par conséquent beaucoup plus bas, je dus subir, à mainte et mainte reprise, le témoignage direct d’une amitié tellement démonstrative que ma monture elle-même, fatiguée de tant d’accolades, finit par m’emporter au galop ; ravi de l’incident, je ne réfrénai ce brillant essor qu’à bonne distance des enthousiastes que nous laissions derrière nous ; encore fallut-il user de violence pour ralentir l’allure de mon hippogriffe à longues oreilles et quand, après l’avoir fait passer à un trot rapide, je voulus obtenir de lui une marche plus modérée, sa mauvaise humeur se trahit par une mélopée déchirante que j’aurais voulu critiquer d’un peu plus loin.

Nous passâmes la première nuit à Godje, qui n’est guère à plus de deux milles de Khiva. Malgré l’insignifiante de cette bourgade, elle à son kalenterkhane[2] comme il en existe du reste dans les plus petits hameaux du Khiva et du Khokand. De Godje à Khanka, le pays est uniformément cultivé ; nous vîmes tout le long de la route des mûriers magnifiques et comme mon âne, toujours intrépide, maintenait son droit de préséance en tête de la caravane, je pus me régaler à mon aise de leurs fruits sucrés qui avaient à peu près la grosseur du pouce.

Toujours à l’avant-garde, j’entrai le premier dans les murs de Khanka où se tenait une foire hebdomadaire, et je fis halte devant le kalenterkhane, situé à l’autre extrémité de la ville sur le bord d’un ruisseau et, comme d’ordinaire, ombragé par des peupliers et des ormeaux. J’y trouvai deux derviches à demi nus, en train d’avaler la dose d’opium qui sert de préface à leur méridienne ; ils m’en offrirent une petite portion et furent très-étonnés de me la voir refuser, puis ils me firent du thé, sur ma demande, et pendant que je le prenais absorbèrent leur poison quotidien ; une demi-heure après,

  1. Petits gâteaux préparés avec de la graisse de mouton.
  2. Karavanseraï spécial à l’usage des Derviches.