Page:Le Tour du monde - 12.djvu/99

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tité de vapeur filtre à travers les tamis, on loge le mantuy, d’abord dans celui du haut, puis dans les autres, successivement, jusqu’au dernier où s’achève la cuisson. Les mantuy une fois bouillis sont fréquemment sautés dans de la graisse et reçoivent alors le nom de zenbusi (baiser de dame).

Pendant tout mon séjour à Bokhara la chaleur fut à peu près intolérable ; j’en aurais pourtant moins souffert si elle n’avait été aggravée par un autre fléau dont la crainte me tenait sans cesse en alerte. Je veux parler de la rishte (filaria Medinensis) qui, pendant qu’elle sévit, atteint environ un dixième de la population. La crainte de ce mal me forçait à boire constamment, comme préservatifs, de l’eau chaude et du thé. On y est fait dans le pays et, tant que l’été dure, les Bokhariotes n’y prennent guère plus garde que nous n’en prenons à de simples rhumes. Le premier symptôme est une démangeaison qui se fait sentir au pied ou sur toute autre partie du corps ; une tache lui succède, et un ver de la grosseur d’un fil prend naissance au cœur de l’endroit ainsi attaqué. Il arrive souvent à une aune de long, et on ne doit pas tarder plus de quelques jours à le dévider sur une espèce d’aspe ou de touret. En ceci consiste le traitement ordinaire, d’où ne résulte aucune souffrance très-vive ; mais si, pendant l’opération, le ver vient à se briser, les parties voisines s’enflamment aussitôt, et au lieu d’un seul parasite on en voit paraître huit à dix, ce qui force le malade à s’aliter pendant une semaine et lui occasionne un malaise intense. Les plus courageux se font extirper la rishte au début même de la maladie. Les barbiers de Bokhara sont assez habiles pour tenir lieu de chirurgiens dans ces circonstances spéciales. Ils enlèvent en un instant la portion de chair où la démangeaison s’est fait sentir et, quand le ver est extrait par ce procédé sommaire, la plaie se guérit bientôt toute seule. Ce mal, qui sévit aussi à Bender-Abbasi (Perse), est quelquefois sujet à se reproduire deux étés de suite, même quand le patient a changé de climat dans l’intervalle de l’un à l’autre. C’est ce qui arriva au docteur Wolff, bien connu par ses voyages et qui, au retour de l’Asie centrale, rapporta chez lui un de ces incommodes et longs souvenirs. Ce fut en Angleterre seulement que se manifesta le germe de l’insecte immonde, et sir Benjamin Brodie, le Dupuytren anglais, employa pour l’extraire la simple méthode des barbiers d’Orient.

À leur climat détestable, à la mauvaise qualité de leurs eaux, les Bokhariotes sont encore redevables de plusieurs autres infirmités rebutantes. On remarque spécialement chez les femmes, — qui, à cela près, passeraient pour d’assez jolies brunettes, des coutures, des cicatrices fort nuisibles à leur beauté ; peut-être en doit-on chercher aussi la cause dans leur existence trop sédentaire.

Bokhara est pourvue d’eau par la Zerefshan (Distributrice de l’or). Cette rivière, qui coule au nord-est et dans le lit de laquelle on laisse s’accumuler toutes sortes de substances malsaines, suffit à grand-peine aux besoins de la cité. Aussi ses eaux n’y sont-elles admises qu’à de certains intervalles, tantôt de huit jours, tantôt de quatorze, selon la hauteur de l’étiage. Leur apparition, — encore qu’elles soient passablement troubles, même à l’heure où on les introduit ainsi par la dervaze (porte) Mezar, — n’en est pas moins pour les habitants une occasion de se réjouir. Ils commencent, jeunes et vieux, par se précipiter à l’envi dans les canaux et les réservoirs pour y faire leurs ablutions. On y baigne ensuite les chevaux, les vaches, les ânes, et seulement lorsque les chiens, admis les derniers, s’y sont un peu rafraîchis, on en interdit l’accès, afin que l’eau, désormais tranquille, puisse s’éclaircir et s’épurer. On pensera sans doute qu’il est un peu tard, après qu’elle s’est chargée de tant de miasmes délétères et de substances impures. N’importe, c’est ainsi que « la noble Bokhara » veille sur cet élément nécessaire à l’existence ; cette Bokhara où des milliers d’étudiants viennent s’assimiler les dogmes d’une religion qui met la propreté au rang des vertus. Ne fût-ce que par les tendances religieuses que j’y ai remarquées, soit dans le gouvernement, soit chez le peuple, Bokhara garderait une place éminente dans mes souvenirs. J’ai entendu fréquemment répéter autour de moi que « cette ville est le véritable appui de l’Islam[1]. » En vérité, c’est trop peu dire ; il faudrait l’appeler la Rome de l’Islam, puisque la Mecque et Médine en représentent la Jérusalem. Bokhara n’ignore pas cette suprématie, et s’en décore à la face de toutes les autres nations mahométanes.

Le sang iranien des habitants de Bokhara (peuplée aux deux tiers de Persans, de Mervites et de Tadjiks) donne un léger semblant d’animation aux bazars et aux places publiques ; mais dans les maisons particulières, quelle triste et monotone existence ! Toute joie, toute gaieté sont bannies de ces réunions sur lesquelles pèsent une religion tyrannique, un espionnage savamment combiné. Les agents de l’émir trouvent moyen de se glisser dans les sanctuaires les plus intimes, et malheur à l’homme qui se permettrait le moindre manquement aux rites, le plus léger mépris du pouvoir civil ! La terreur engendrée par des siècles d’oppression est si bien passée dans les mœurs, qu’un mari et sa femme, même en l’absence de toute personne tierce, venant à prononcer le nom de l’émir, n’oseraient se dispenser d’y ajouter la formule : — « Dieu lui accorde cent vingt ans de vie ! »

L’émir régnant, Mozaffar-ed-din-Khan (religieux observateur de son culte) a quatre femmes légitimes et une vingtaine d’odalisques, les premières nées à Bokhara, les autres choisies parmi ses esclaves et — d’après ce qui m’a été dit très-sérieusement — ayant pour unique mission de veiller sur ses enfants qui sont au nombre de seize, savoir : dix filles (dix princesses, devrais-je dire) et six garçons ou tore. Les deux aînées ont pour époux les gouverneurs de Serepool et d’Aktche ; seule-

  1. Le docteur Wolff donne à la même rivière le nom de Wafkan. Il diffère aussi de M. Vambéri sur le sens du mot alaman, qui, d’après lui, s’appliquerait aux bandits eux-mêmes et non pas à leurs excursions déprédatrices. (Note du traducteur.)