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Empereurs fut adoptée par les Curacas ou caciques, qui servaient aux Fils du Soleil de garde d’élite ; de là l’épithète d’Orejones ou Oreillards, que donnèrent à ces derniers les conquérants espagnols à leur arrivée au Pérou.

Quoique séparés par toute la largeur du Napo, Ccotos et Anguteros entretiennent des relations de voisinage et d’amitié. Pour passer d’une rive à l’autre, ils façonnent des radeaux avec le bois poreux du cécropia. Ils ont également des pirogues empruntées au stype ventru du palmier Tarapote (acrocomia), qu’ils fendent longitudinalement, débarrassent de ses fibres médullaires et dont ils n’ont plus qu’à fermer les extrémités. Certaines de ces pirogues peuvent contenir jusqu’à douze individus. Ce genre d’embarcation leur est commun avec les Iquitos du Nanay.

Les armes de ces indigènes sont la sarbacane, la massue et cette terrible lance à pointe de bambou qui fait des blessures si larges, que l’âme du blessé peut s’échapper sans peine de son corps par l’ouverture de la plaie.

Les femmes des deux nations étalent, comme leurs pères et leurs époux, des oreilles démesurément allongées. Malgré leur cou rentré dans les épaules, ce qui les fait paraître un peu bossues, elles sont moins laides au physique que les représentants du sexe fort. Ces beautés du désert ont pour tout vêtement une valve de moule retenue autour de leur corps par deux liens d”écorce.

À quelques jets de flèche de cette rivière Napo, habitée par des anthropophages ou soi-disant tels et d’où les moustiques se sont bannis d’eux-mêmes[1], on trouve, sur des terrains bas et argileux, un défrichement du nom de Bellavista (belle vue). Cinq maisonnettes treillissées comme des volières et couvertes en feuilles de palmier y sont groupées au milieu de bananiers d’un vert éclatant ; çà et là, de gros arbres épargnés par la hache, capirunas feuillus et courts de tronc, s’épanouissent comme de monstrueux choux-fleurs et projettent sur la pelouse de grands pans d’ombre ; des lianes sont montées à l’assaut de ces arbres, ont enlacé leur tête d’un inextricable réseau de feuilles et de fleurs et, retombant ensuite sur le sol où leurs griffes et leurs vrilles se sont transformées en racines, tiraillent en tout sens la chevelure verte des colosses qui semblent hurler de douleur.

Oreille d’Orejon Ccoto.

Bellavista me charma si fort à première vue, que je résolus d’y passer quarante-huit heures ; j’avais d’ailleurs à revoir à loisir mon tracé du fleuve et à traduire en français quelconque les hiéroglyphes au crayon, à l’aide desquels je fixais mes pensées, lorsqu’un accès de paresse intellectuelle m’empêchait de les développer. Cette détermination de ma part, qui mit les rameurs Cocamas d’assez mauvaise humeur, fut une véritable inspiration du ciel ; dans la matinée du second jour, cinq Orejones-Ccotos de la rivière Napo, dont trois hommes et deux femmes, vinrent à Bellavista échanger, avec les naturels du lieu, des hamacs en fil de palmier grossièrement tissés, contre des couteaux et des dards à tortue (puyas). Avec quelques babioles, j’amusai ces sauvages et, pendant une demi-journée, je jouis à mon aise de leur monstrueuse laideur ; l’un d’eux, que les dimensions de sa bouche rangeaient dans la catégorie des ogres de Perrault et qui n’eût fait qu’une bouchée du petit Poucet et de ses six frères, avait eu le lobe de ses oreilles déchiré dans quelque bataille ; de ce lobe, ainsi partagé, il était resté deux lanières de chair, courroies vivantes qui menaçaient de balloter incessamment sur le visage de leur propriétaire, si l’ingénieux sauvage ne se fût avisé d’y faire une rosette ; ce nœud de cravate, fait par un homme à ses oreilles, me parut le tour de force le plus fort que j’eusse encore vu.

Au sortir de Bellavista que nous quittâmes le lendemain d’assez bonne heure, les points que je relevai successivement firent rétrograder ma pensée vers Pucallpa, ce nouvel Oran servant d’antithèse à l’ancien ; d’abord ce fut la lagune d’Oran dont la bouche noire échancrait largement la rive droite de l’Amazone, puis les îles d’Oran que nous côtoyâmes et enfin l’emplacement du premier village d’Oran devant lequel je méditai un moment sur l’instabilité des lieux, des hommes et des choses. Durant cette journée qui me sembla mortellement ennuyeuse, bien que pour me distraire j’eusse fait traverser deux fois à mes gens le lit de l’Amazone, je n’aperçus sur l’une ou l’autre rive que des profils de miritis et d’acrocomias, d’interminables lisières de gyneriums ou de balisiers à demi submergés et, de loin en loin, sur un soubassement d’ocre ou d’argile, quelque gros copahu avec son allure de pin-parasol.

Le soleil disparaissait derrière un rideau de ficus, comme nous rangions à l’honneur l’emplacement qu’occupait autrefois le village de Saint-Joachim d’Omaguas ;

  1. Ces diptères buveurs de sang sont inconnus sur les plages du Napo. Faut-il attribuer leur absence à la chaîne minérale qui sous le nom de Sierra del Napo, longe cette rivière de l’O. N. O. à l’E. S. E, attire les nuages et entretient en ces lieux une certaine fraîcheur peu favorable à l’éclosion des larves de moustiques ? — Nous ne savons.