Page:Le Tour du monde - 14.djvu/114

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et soyez le bienvenu dans ma pauvre demeure, me dit le religieux avec un son de voix d’une douceur extrême.

J’entrai ; et comme j’ouvrais la bouche pour le remercier de son gracieux accueil, je sentis un nuage passer devant ma vue ; mes oreilles tintèrent, mes jambes fléchirent et je n’eus que le temps de me laisser tomber sur un banc qui se trouvait à ma portée. La fatigue d’un jour de marche, la faiblesse occasionnée par un jeûne de trente heures et les parfums incisifs répandus dans l’air, toutes ces causes réagissant alors sur ma pauvre machine, je fermai les yeux et m’évanouis le plus stupidement du monde.

Comme cette défaillance était surtout occasionnée par le besoin de nourriture, le missionnaire, sur un mot du Yahua, recourut à son garde-manger ; mais il n’y put trouver qu’un ananas qu’il m’offrit avec ses excuses. Je dévorai du fruit jusqu’à sa couronne de feuilles.

Ce repas d’oiseau achevé, mon hôte fit allumer du feu, tiédir un vase d’eau, et m’obligeant à quitter ma chaussure, voulut lui-même me laver les pieds pour les débarrasser de leur enflure. Malgré toute ma répugnance à laisser l’homme de Dieu s’acquitter de ces fonctions d’esclave, il me fallut céder à ses instances. Seulement je me voilai la face avec les deux mains, comme pour protester contre la violence qui m’était faite.

Le lendemaiu, comme une compensation du maigre souper de la veille, je déjeunai d’un hocco rôti, de bananes frites et de racines de manioc cuites sous la cendre. Grâce à ce repas succulent arrosé d’eau pure et d’eau de feu, je fus en état d’apprécier sainement l’esprit évangélique et les diverses qualités du révérend José-Manuel Rosas : tels étaient les noms de mon hôte.

Il était originaire de Chachapoyas, capitale de la province de Maynas et siége d’évêché. Au physique c’était un petit homme, pâle, maigre, nerveux, au visage imberbe, aux pommettes saillantes, au nez en bec d’aigle, aux cheveux d’un noir bleu collés sur les tempes. Le type quechua dans toute sa pureté. Il paraissait âgé de trente-six à quarante ans. Au moral, je crus reconnaître qu’il avait le cœur tendre et susceptible d’affection, l’humeur douce mais inégale, certaine ténacité dans les idées et une intelligence apte seulement à saisir le côté vulgaire des choses. Son instruction, comme celle du clergé péruvien, était à peu près nulle. Une vocation irrésistible, assurait-il, l’avait conduit au fond des bois, où il passait sa vie à chanter les louanges du Créateur et à améliorer le sort de la créature.

Le village à l’état d’ébauche qu’il habitait, était destiné à servir de bercail à un troupeau de Yahuas chrétiens, qui, après avoir vécu longtemps dans la mission de Santa Maria, située à douze lieues de là dans l’intérieur des terres, s’étaient décidés à l’abandonner à cause de son éloignement de Pevas la mission centrale.

Depuis un an que les néophytes travaillaient à la mission nouvelle placée sous l’invocation du très-humble époux de la Vierge, les quatre murs et la toiture de l’église étaient seuls achevés. La sacristie, le couvent, les maisons étaient encore à bâtir. En attendant leurs demeures définitives, les Yahuas s’étaient construits des huttes provisoires où ils vivaient tant bien que mal.

Tout en me détaillant ses plans de construction et me traçant l’épure du village futur, le P. Rosas me promenait à travers les cendres et les charbons du défrichement et m’introduisait dans les tanières enfumées qui servaient d’asile à ses néophytes.

L’une d’elles m’offrit un tableau charmant. Le maître de céans, beau gaillard d’environ trente ans, admirablement fait et entièrement nu à l’exception d’une ceinture à franges qui lui ceignait la taille, était étendu dans un hamac en fil de palmier, non dans la pose roide et contrainte de l’Européen qui s’essaye au balancement de cette escarpolette, mais avec la grâce nonchalante de l’indigène accoutumé à naître, dormir, souffrir et mourir dans les plis du mouvant filet. Une de ses jambes s’allongeait horizontalement ; l’autre était reployée sous son corps et accusait fièrement les muscles fémoraux et l’ostéologie du genou.

L’homme jouait avec son dernier-né, une petite créature du sexe masculin, élégante et dodue, qui eût pu servir de modèle à un peintre pour une étude du divin Bambino. Il la soutenait par ses grasses aiselles, la soulevait, l’abaissait et faisait mine de la lancer en l’air. L’enfant riait d’un joli rire épanoui ; ses pieds mignons troués de fossettes et dont les plantes ne s’étaient pas encore durcies au contact du sol, piétinaient joyeusement la robuste poitrine de son père. Cette force et cette grâce, sommet de l’art et de l’idée, étaient charmantes à contempler.

Sous le hamac deux jeunes drôles de cinq et six ans jouaient avec des graines rouges. La mère, belle jeune femme, nue comme son mari, mais voilée comme lui d’une frange de miriti, était accroupie à terre et s’occupait à rouler sur sa cuisse avec la paume de sa main des folioles de palmier chambira divisés en minces lanières et destinés à un de ces hamacs-filets dans la confection desquels excellent les Indiens Yahuas. Ses regards se portaient tour à tour sur les enfants qui jouaient auprès d’elle et sur celui qui voltigeait dans les bras paternels. Un sourire fixe et comme stéréotypé sur ses lèvres, décelait une joie intérieure que le geste ou la parole n’osait traduire.

Cet homme et cette femme étaient d’une beauté de formes remarquable. Sans la graisse qui empâtait un peu, sans toutefois les annuler, les lignes de leurs torses et en exagérait la morbidezza, le mari eût fait un Gladiateur superbe et l’épouse une Niobé du plus beau caractère…

Bien que le révérend Rosas parût ne rien comprendre à l’enthousiasme artistique que je manifestais devant ses néophytes, son amour-propre de pasteur, ne laissait pas d’en être flatté ; l’idée que les portraits de ses Yahuas chéris, tirés à quelques milliers d’exemplaires, seraient vus par des yeux européens, cette idée le transportait d’aise. Au fait, me disait-il dans ses moments d’expansion, on s’est bien occupé en Europe de Simon Bolivar et de Santa Cruz qui étaient un peu