Page:Le Tour du monde - 14.djvu/162

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continua à le harceler vigoureusement ; alors la pauvre bête, si inoffensive, si patiente ordinairement, se défendit en allongeant son grand cou vers son agresseur et chercha à l’atteindre de sa puissante mâchoire. Cette lutte était pénible à voir. L’animal ne demandait qu’à mourir en paix la où il se trouvait, et le conducteur qui, par prudence, l’attaquait par derrière, martelait impitoyablement sa croupe amaigrie. La douleur réveilla enfin un reste d’énergie chez l’animal qui, par un effort suprême, se releva et suivit encore la caravane pendant quelques instants ; mais il retomba de nouveau, et ce fut pour toujours, ses forces étaient à bout. Le chamelier vit l’inutilité de ses efforts et abandonna le pauvre animal ; celui-ci laissa tomber sa tête sur le sable avec découragement ; pourtant, comme s’il eût compris que l’abandon, c’était la mort, après avoir vu s’éloigner les derniers chameaux et les derniers hommes, il releva encore une fois la tête et tenta même un effort suprême pour se redresser sur ses jambes, mais ce fut en vain ; il se laissa retomber en poussant un long gémissement qui fut le dernier, et du plus loin que nous pûmes l’apercevoir, nous ne vîmes plus aucun mouvement.

Il arrive quelquefois, disent les chameliers, qu’en se voyant ainsi abandonnés, ces animaux se relèvent, suivent encore la caravane et atteignent leur but ; alors ils ne sont plus employés qu’à des travaux peu fatigants.

La traversée du grand désert de Nubie est l’une des plus pénibles pour les caravanes ; l’on n’y rencontre qu’une seule fois de l’eau, celle des puits que nous avons vus, encore a-t-elle un goût abominable, et l’on n’y trouve aucune oasis pour faire paître les chameaux.

Peu d’heures avant la nuit, nous vîmes devant nous un monticule ayant la forme d’une pyramide ; à mesure que nous en approchâmes davantage, on en distingua mieux les détails. Il me parut formé par un entassement de gros cailloux ; mais là, comme ailleurs, le manque de point de comparaison pour apprécier les proportions véritables, pouvait et devait même m’induire en erreur. En effet, à mesure que nous approchions, les proportions de la pyramide augmentaient et les cailloux paraissaient prendre de très-fortes dimensions jusqu’à ce qu’enfin, arrivé au pied, je reconnus que ces cailloux étaient des blocs de granit, dont les plus petits étaient de la grosseur de deux ou trois chameaux.

On installa notre campement pour la nuit, près de quelques autres monticules.

La structure ou la disposition de cette pyramide est des plus remarquables et commune à plusieurs autres montagnes de granit ; de sa base à la cime, elle est composée de blocs de toutes formes, entassés sans ordre dans les positions les plus variées ; faces et angles se heurtent de la façon la plus irrégulière, tels qu’ils eussent pu se trouver amoncelés s’ils eussent été précipités des nues, ou si une violente commotion souterraine les eût expulsés du sein de la terre.

Pour mieux me rendre compte de cette formation bizarre et observer en même temps les environs, j’essayai de gravir cette montagne de pierres.

Après des peines incroyables, et non sans avoir plus d’une fois couru des dangers, j’atteignis le sommet et je promenai mon regard sur un immense horizon. Du pied de la pyramide jusqu’aux limites de cet horizon tout était sable. Quelques lointains sommets rompaient seuls la monotonie du désert. Ce tableau était d’une tristesse profonde. Le soleil venait de disparaître derrière son horizon de feu, des rafales de vent violent me secouaient avec force et semblaient vouloir me précipiter de mon gigantesque piédestal. Toutes ces sensations, la nuit qui tombait, le souvenir des dangers qui avaient accompagné mon ascension et qui allaient s’aggraver encore par l’obscurité à la descente, me firent abréger mon séjour sur ces rochers. Je m’aventurai de nouveau dans les cavités de la montagne, et il m’était difficile de reconnaître celles par lesquelles j’avais pu atteindre le sommet. Je ne tardai pas à m’égarer.

La faible clarté qui m’aidait encore décroissait à chaque instant et n’allait pas tarder à me faire complétement défaut, si mon séjour dans les anfractuosités de cette montagne devait se prolonger encore un peu. La perspective d’une nuit passée dans ce lieu n’offrait rien d’attrayant, et je commençais à m’inquiéter lorsque, sans m’y attendre, je sentis sous mes pieds du sable ayant une déclivité entre les rochers comme celui que les vents déposent contre les flancs des montagnes du désert que nous venions de traverser.

Dès lors l’espoir me revint, ce sable, disposé selon la direction de la dernière tempête, devait prolonger sa pente jusqu’au pied de la montagne. Je ne me trompais pas. La déclivité, se continuant de cavité en cavité, me conduisit d’abord à la surface de la montagne pyramidale, puis, d’une vigoureuse glissade, j’eus bientôt atteint la base du talus de sable fin amoncelé temporairement sur ce point.

Je rejoignis notre campement, et les chameliers m’apprirent que cette montagne se nomme Goreibat (montagne du Corbeau).

Le 8 février, de bonne heure, j’entendis comme d’habitude les préparatifs du départ ; cependant mes membres engourdis, mon échine rompue par le mouvement de va-et-vient de la marche du chameau, m’eussent fait désirer bien vivement de prolonger plus longtemps mon repos ; mais il fallait suivre la consigne du désert : il fallait marcher, marcher sans cesse, et arriver avant que l’air brûlant, d’une part, la soif des hommes, de l’autre, n’eussent complétement vidé les outres. Oui, il faut marcher si l’on ne veut laisser blanchir ses os sous le soleil du désert.

Comme d’habitude la caravane se remit en route ; mais plus qu’à l’ordinaire hommes et animaux eurent peine à retrouver l’élasticité de leurs membres.

L’horizon se dessinait devant nous sans le moindre accident ; la plaine que nous suivions nous parut être plus élevée que les précédentes et le sol alternativement couvert de sable, de gravier ou de débris de quartz.

Tantôt le chameau traînait ses pas sur le sable mouvant, tantôt il oscillait sur le gravier roulant.