Page:Le Tour du monde - 14.djvu/166

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toutes choses qui réjouissent l’homme. Allah soit loué !… Allah soit béni ! »

Danses et chants, tout était cadencé sur le même air, accompagné des mêmes battements de mains. Les chameaux n’étaient pas oubliés non plus, et des félicitations analogues leur étaient adressées par des chants, toujours sur le même air ; seulement, pour les exciter dans leur marche, chaque couplet était terminé par ces exclamations : Hot ! hot ! hot ! et les pauvres bêtes semblaient en effet se ranimer à ces chants.

Enfin un rideau de verdure se développa à nos yeux, et un vaste murmure produit par le choc des eaux du Nil contre les rochers de granit qui accidentent son cours, se fit distinctement entendre à nos oreilles.

Qui dira la beauté de quelques palmiers au sortir de la nudité du désert ? Qui dira le charme d’un mince tapis de verdure après les âpres et larges espaces de sable et de cailloux brûlés ? Ma raison cherche en vain cette beauté dans la nature même, je ne la trouve que dans le contraste. Non ! jamais les profondes forêts et les gras pâturages de ma patrie ne m’émurent autant, ne me causèrent une aussi vive sensation que cette modeste végétation. Où donc est la jouissance, le bonheur en ce monde ? Il est là ! Il est au delà de la privation… Cet endroit des rives du Nil, ce gazon, ces palmiers, ces chaumières : c’était Abou-Hamed.

C’est là que, pour la première fois, je remarquai d’une manière bien évidente, l’influence du sol et des conditions de vie sur l’homme, observations qui ont été le point de départ des études et des découvertes que j’ai consignées dans le dernier volume que j’ai publié sous le titre : Origine et transformation de l’homme et des autres êtres.


Troupeaux innombrables. — Amphibies et autres animaux. — La nature végétale et animale s’améliore. — Devant Ouad-Médina. — Différente nature de crépuscule. — Le Kramsine naît dans le désert. — Cadavre de noir.

Les bords du fleuve Bleu sont, pendant la saison sèche, le rendez-vous obligé de toute espèce d’animaux domestiques ou sauvages qui viennent s’y abreuver, ce qui en rend le voyage très-intéressant pendant cette saison. Nous vîmes fréquemment, depuis Kartoum, de nombreux et vastes troupeaux de moutons, de chameaux, de bœufs et de chèvres qu’on amenait boire à la rive du fleuve. Les troupeaux de moutons surtout étaient innombrables ; les chameaux se comptaient par milliers. Ces derniers viennent se désaltérer tous les trois jours ; ils restent assez longtemps près de l’eau et y puisent à plusieurs reprises ; ensuite ils s’enfoncent de nouveau dans le désert, où ils trouvent des pâturages quelquefois très-abondants à la suite des pluies tropicales. Les pasteurs, au retour, les chargent de quelques outres d’eau pour l’usage de leurs familles. Ils ont aussi habitué les moutons à ne venir boire que tous les deux jours à cause de l’éloignement des pâturages, et ces animaux ne s’en trouvent pas trop mal.

Des amphibies, crocodiles et hippopotames, se montraient çà et là sur les bords et dans le cours du fleuve. Les premiers, étendus au soleil sur le sable, se glissaient dans l’eau à notre approche. Les autres ne montraient d’abord au-dessus de la surface du fleuve que leur monstrueuse tête ; puis leur dos surgissait progressivement pour disparaître ensuite sous l’élément liquide et reparaître encore plus loin. Si nous nous trouvions près d’eux, à notre aspect et avant même que leur tête n’eût atteint la surface du fleuve, ils faisaient, avec un ronflement formidable, jaillir l’eau en gerbes autour de leurs narines et plongeaient après une longue aspiration.

D’immenses bandes de grues et de demoiselles de Numidie couvraient les plages, ou bien, en s’élevant dans le ciel, formaient de véritables nuages tant elles étaient multipliées. De nombreuses pintades couraient sur les rives ; à notre approche elles s’enfuyaient sous la forêt ou se perchaient sur les arbres pour nous observer curieusement.

Les palmiers-doums et les palmiers-dattiers ne se montrent plus depuis Kartoum, à l’exception de quelques têtes que nous vîmes près de Kamnyn et d’Ouad-Médina. Des acacias de diverses espèces, parmi lesquels on voit des gommiers, forment le fonds de la végétation. Quelques tamariniers dominent ces forêts, qui se développent de plus en plus à mesure que l’on avance vers le sud.

À partir de l’embouchure de l’Abou-Ahraz ou Rahad, l’amélioration du règne végétal devient très-sensible ; les espèces sont aussi plus variées. Un nouvel arbre commence à se montrer ; sa physionomie est étrange ; mais on sent qu’il n’est pas encore dans sa vraie patrie, qui est plus au sud. On ne voit là que des spécimens atrophiés de ce curieux végétal ; néanmoins, ces quelques arbres racornis, cariés, sont encore des géants au milieu de la forêt environnante. Cet arbre est le baobab, nommé ici gongolesse. Nous aurons plaisir à l’observer dans les lieux où il se développe dans toute sa colossale majesté.

À mesure que le règne végétal croissait en richesse, le règne animal devenait aussi plus varié. En outre des multitudes d’animaux que nous venons de mentionner, nous commençâmes à voir sur les rives du fleuve des singes et des pintades en assez grand nombre. On nous dit que les forêts épineuses qui bordent les rives renferment des lions, des panthères, des hyènes, des chacals, etc. Ces forêts s’étendent à perte de vue sur un sol peu accidenté ; mais on y rencontre des éclaircies nombreuses qui, en résumé, occupent à peu près autant d’espace que les bois.

Nous eûmes à passer, devant Ouad-Médina, une nuit agitée. Les indigènes s’y révoltaient contre l’administration des conquérants égyptiens ; il nous fallut veiller sur notre barque.

Cette nuit où je restai en observation sur le pont de notre barque, fut une des premières pendant lesquelles je goûtai un peu de fraîcheur. Le vent qu’on nomme