Page:Le Tour du monde - 14.djvu/175

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proie. Je pris donc mon fusil sur l’épaule, regrettant vivement son impuissance momentanée, ne fût-ce que pour faire du bruit au besoin, afin d’éloigner le danger ou prévenir les gens de la barque de ma présence dans ce lieu isolé.

J’avais à peine fait quelques cents pas, que les cris de l’hyène partirent du bois ; ceux des chacals s’y ajoutèrent aussitôt ; j’avançais toujours le plus silencieusement qu’il m’était possible en sondant l’obscurité du regard. Plus loin un effroyable soupir, un wouf d’une puissance de poumons à défier des soufflets de forge, fit frémir les voûtes de la forêt, en avant de moi ! Je m’arrêtai subitement. Qu’était-ce ?… Quel être pouvait pousser un tel soupir ; un soupir à glacer d’effroi tous les êtres vivants ?… Je ne voyais rien devant moi. Pourtant, à ce terrible et grave soupir, tous les hurlements, tous les petits glapissements que j’entendais çà et là dans la forêt s’étaient tus subitement ; la nature semblait muette… Néanmoins, il fallait avancer ; je serrai le fleuve de plus près comme un refuge, et je marchai avec précaution. Tout à coup un second soupir de même nature que le précédent se fit entendre, ni plus ni moins sonore que le premier. Il fut immédiatement suivi d’un terrible rugissement, qui, ébranlant les profondeurs de la forêt, retentit en avant de moi et me parut venir de l’endroit où je devais traverser le bras du fleuve, sinon de plus près encore.

Il n’y avait plus de doute ; c’était le lion, ce roi terrible de la forêt, que j’avais sur mon passage ; d’autres rugissements suivirent bientôt le premier, puis tout sembla se taire.

Après un certain temps de silence, les cris, les hurlements des autres animaux recommencèrent au loin et de proche en proche se firent entendre de nouveau, tout près de moi. Il fallait à tout prix atteindre la barque ; je m’enhardis un peu en songeant qu’au besoin je pouvais me jeter dans le fleuve pour y trouver un refuge ; c’était en cas d’attaque la seule chance de salut qui me restât, chance bien incertaine cependant, car tous les fauves nagent mieux que l’homme ; seulement je pouvais avoir pied plus loin que mes agresseurs et les combattre alors dans des conditions plus avantageuses ; mais aussi je pouvais être atteint d’un bond à l’improviste. J’étais donc réduit à prévoir des éventualités fort peu encourageantes.

J’arrivai a un endroit où la rive du fleuve était interceptée ; une lisière de buissons et d’arbres dont les branches tombaient dans l’eau couvraient les talus abrupts et se reliaient à la forêt ; il fallait absolument abandonner le bord du fleuve, mon unique refuge. J’hésitais ; le cri de la hyène, qui était sur mes talons, coupa court à mon hésitation, et je m’engageai sous le bois. Là l’obscurité était complète ; du côté du fleuve seulement j’apercevais des demi-jours scintiller entre les troncs d’arbres. Tout autour de moi c’était un étrange frémissement de la nature ; je portais mes mains en avant de moi, pour ne pas me heurter aux mille obstacles qui m’enveloppaient. De temps à autre je m’arrêtais pour prêter l’oreille, puis j’avançais de nouveau en tâtonnant.

Tout à coup de vigoureux rugissements retentirent non loin de moi, une grande agitation se produisit sous la forêt ; je me pressai involontairement contre les troncs d’arbres. Pourtant ce tumulte sembla s’éloigner et décroître ; ce ne devaient être que quelques animaux paisibles qui avaient fui épouvantés ; mais mon espoir de l’éloignement du lion était évanoui ; il était encore sur ma route, où ses rugissements se renouvelaient de temps en temps. Néanmoins j’avançai jusqu’à ce que j’eusse rejoint le Nil.

J’avais déjà entendu en Algérie la voix de ce puissant animal : jamais elle ne m’avait semblé si terrible. Le fait est que, sans qu’elle parût coûter le moindre effort de poumons, cette voix remplissait l’espace de sons caverneux ; elle semblait communiquer une commotion à tous les objets des alentours et avoir la même intensité dans le lointain que dans le voisinage.

Lorsque les rugissements eurent cessé, j’attendis encore, espérant cette fois que les lions laisseraient enfin le passage libre ; puis j’enlevai mes chaussures pour marcher plus silencieusement, et j’arrivai ainsi en vue de l’extrémité de l’eau qui interceptait la traversée du bras du fleuve. À l’idée que l’eau ne serait peut-être pas assez profonde pour me protéger et que je m’y trouverais à la merci de mes ennemis, je m’arrêtai court un instant. Cependant je me décidai à tenter de traverser le bras du fleuve ; je m’y introduisis avec précaution, pour ne pas agiter l’eau, et j’arrivai ainsi sur l’autre bord dans la presqu’île.

Pendant un instant je prêtai l’oreille ; n’entendant rien, je repris assurance ; pourtant jamais encore je n’avais été si près du danger. À la faveur des dernières lueurs du crépuscule, j’apercevais, se dessinant faiblement sur le ciel, l’extrémité de la longue vergue de la barque, mouillée devant moi, vers le bord opposé de l’île. Je n’étais plus séparé de mon but que par un faible espace ; seulement, pour l’atteindre, il fallait côtoyer la lisière de la partie boisée qui s’avançait de mon côté. La silhouette noire qu’elle formait à ma gauche était bien un peu inquiétante ; mais le silence qui régnait de ce côté me rassura ; je n’entendais plus que les nombreux animaux de la rive gauche, qui avaient recommencé à remplir la forêt de leurs voix sinistres. Jetant donc mon fusil sur l’épaule, je marchai directement vers la barque.

Presque aussitôt, au bruit que firent mes premiers pas sur le sable, un animal que je ne pus qu’entrevoir se leva devant moi et entra précipitamment sous le couvert du bois ; au même moment deux épouvantables rugissements, mêlés de grognements et d’affreux soupirs, retentirent dans cet endroit. La sonorité, la puissance du râle, étaient telles, qu’il semblait se produire à mon oreille. Je restai cloué à ma place par l’émotion, mes yeux plongeant en vain dans l’obscurité ; mais des craquements de branches, le feuillage agité et bruyamment froissé sous l’impulsion de mouvements puissants et