Page:Le Tour du monde - 14.djvu/178

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

un fusil et sortis précipitamment de la cabine. Regardant sur le point du fleuve où se portaient tous les yeux, je ne vis qu’un cercle d’ondulations comme celui que produit un corps qui disparaît sous l’eau. Tous les haleurs criaient, gesticulaient et s’avançaient prudemment dans le fleuve en se serrant les uns contre les autres ; aucun n’osant se détacher du groupe. Le docteur tendit la main vers mon fusil. « Il faut du bruit, tirons, » dit-il. Je lui cédai le fusil, et, saisissant le pistolet que j’avais à la ceinture, nous fîmes feu. Un instant après, un homme reparaissait à la surface de l’eau, à demi suffoqué, gesticulant péniblement, et trahissant une vive angoisse. Le malheureux était à quelques pas en avant des haleurs ; mais aucun d’eux n’osait avancer pour lui porter secours. Le docteur tira encore un coup de fusil au hasard dans l’eau pour éloigner le ravisseur supposé ; pendant ce temps, on poussait au plus vite la barque du côté du patient, et nous lui jetâmes le bout d’une corde, qu’il put saisir encore, et à l’aide de laquelle nous le tirâmes à bord. Une de ses jambes avait été dévorée par le crocodile.

Ce monstrueux amphibie, trompé par le ferdah flottant de l’homme l’avait, paraissait-il, atteint une première fois par l’extrémité du pied qu’il avait enlevée ; puis lui saisissant une seconde fois la jambe jusqu’au genou, il l’avait entraîné sous l’eau. C’est alors que cet animal aussi poltron que féroce, épouvanté par les détonations des armes à feu, par les agitations et les cris des hommes, avait lâché sa proie qui était revenue sur l’eau.

La blessure était horrible ; l’articulation du genou était broyée, les chairs du gras de la jambe, fendues sur une grande longueur, s’étaient écartées et laissaient voir l’os à nu. Les dents du monstre avaient laissé de profondes traces. Depuis le pied jusqu’au milieu de la cuisse, on en comptait sept ou huit de chaque côté, dont chacune était assez ouverte pour recevoir trois doigts ; d’autres étaient réunies par une même déchirure. Un seul coup de la puissante mâchoire du crocodile paraissait avoir produit tous ces désordres.

Pendant que nous étions encore remorqués par les gens de Lony, j’entendis crier : L’hippopotame ! l’hippopotame ! (el baggare et bahar, ou le bœuf d’eau ; on dit aussi le cheval de rivière, ainsi que l’indique l’étymologie de son nom). Comme d’habitude, je cherchai du regard sur la surface liquide, m’attendant à voir paraître la monstrueuse tête et l’échine de l’animal ; je fus étonné de ne rien voir. Seulement je remarquai sur l’eau une sorte de croix grecque, formée par deux rondins de bois courts, bien écorcés et bien assemblés par le milieu. Cette croix fendait l’eau et flottait avec vitesse, en descendant le fleuve ; par moments elle faisait bouillonner l’eau comme si elle eût été mue par une puissance invisible. En approchant de nous, le flotteur sembla s’animer d’une vitesse extraordinaire ; en même temps un formidable ronflement, mêlé au bruit de l’eau qui jaillissait en gerbes, se fit entendre à côté de la barque. Nous aperçûmes un hippopotame, qui, épouvanté par la barque, près de laquelle il s’était trouvé inopinément, avait fait un bond et était sorti à moitié de l’eau ; il replongea aussitôt, entraînant le flotteur avec furie.

Peu après, quelques hommes nous hélèrent de la rive, nous demandant si nous n’avions pas vu le bœuf d’eau en chasse. Les renseignements donnés et les hommes lancés à la piste de l’hippopotame, je m’informai de la manière dont se pratique cette chasse.

Cet amphibie sort ordinairement pendant la nuit pour paître comme les autres ruminants, et il a l’habitude de rentrer au fleuve par le même passage qu’il a suivi en sortant. Un ou deux des chasseurs se postent, près de ce passage, dans les endroits les plus propices ; ils sont armés de lances à fer crochu en forme d’hameçon et auquel est attachée une corde de cinq à six mètres de long, munie, à l’autre extrémité, d’un flotteur en bois ; d’autres personnes vont ensuite au-devant de l’animal dans l’endroit où il paît. Comme il n’attaque pas l’homme, on l’effraye en criant, en battant du tambour, ou bien en brandissant des torches enflammées. L’hippopotame, épouvanté par le vacarme ou le feu, retourne au fleuve, et celui des chasseurs à portée duquel il passe lui lance son javelot crochu dans les flancs. L’animal blessé emporte le trait dans l’eau, et la rapidité même avec laquelle il fuit contribue à agrandir sa blessure par la résistance du flotteur. Ce morceau de bois, qui surnage, permet d’ailleurs de surveiller les évolutions de l’amphibie sous l’eau. Pourtant il arrive quelquefois qu’on éprouve de la difficulté à le suivre pendant la nuit. Pour remédier autant que possible à cet inconvénient, les chasseurs se divisent alors en plusieurs groupes, et, s’ils le perdent momentanément de vue, ils le retrouvent facilement le jour. L’animal s’affaiblit par les efforts qu’il fait, par le sang qu’il perd et par le manque de nourriture. Enfin, se sentant épuisé, il vient mourir près de la rive ; car il ne peut rester longtemps au fond de l’eau sans respirer ; ou bien encore les chasseurs s’approchent avec des barques pour l’achever à coups de lance. Cet animal traîne quelquefois son flotteur pendant plusieurs jours, surtout si l’hameçon a été mal planté. Celui que nous venions de voir le traînait depuis deux jours.

Le soir du 10 mars, nous nous amarrâmes entre des rives couvertes d’une belle végétation, assez loin au-dessus de Hedabatte. Dans la soirée, nous entendîmes les éléphants qui s’abreuvaient et prenaient leurs ébats sur la rive, non loin de l’endroit où nous étions ; par moments ils semblaient s’asperger et jeter de l’eau autour d’eux au moyen de leur trompe. En même temps, nous remarquâmes que l’air nous apportait une forte odeur de musc ; les marins prétendirent que cette odeur était dégagée par des crocodiles. Le docteur ajouta que la matière odorante est contenue dans quatre vessies placées sous les aisselles et dans les aines. Du reste, il est à remarquer que toutes les parties du crocodile sentent le musc à un degré plus ou moins prononcé. Les nombreux cris d’animaux que nous entendions ce soir--