Page:Le Tour du monde - 14.djvu/215

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Les heures succédèrent ainsi aux heures. La tempête rugissait toujours avec la même fureur et la pluie ne cessait pas de tomber par torrents. En vain, nous recherchions avec anxiété à découvrir la première lueur annonçant le jour. La nuit semblait ne vouloir pas finir. Les canots se remplissaient d’eau peu à peu ; nous en avions presque jusqu’à la poitrine ; à peine si les plats bords surmontaient le fleuve. Bientôt nous doutâmes qu’ils pussent flotter jusqu’à l’aurore.

L’air de cette nuit était froid et humide. Dans notre involontaire bain de siége, avec la pluie qui nous fouettait en tous sens, nous frissonnions de la tête aux pieds ; nos dents claquaient, et c’est à peine si nos mains engourdies pouvaient tenir les rames. Cependant, malgré le sentiment de désespoir qui parfois nous portait à nous abandonner au hasard, nous n’osâmes pas nous reposer un seul instant de nos fatigues, ni cesser de surveiller notre course ou d’éviter les saillies et les rochers.

Jamais aucun de nous n’oubliera les souffrances de cette nuit, ni l’immense sentiment de consolation que nous fit éprouver, je ne dirai pas la première apparition du jour, mais la première diminution des ténèbres. Peu après, la tempête s’apaisa sensiblement ; mais la pluie continuait à tomber à flots lorsque nous nous hâtâmes de profiter de l’aube pour débarquer sur une rive fangeuse, la première place praticable que nous eussions découverte.

Après avoir tiré à terre aussi haut que possible nos canots, pour que le courant qui montait ne pût pas les enlever, nous nous enveloppâmes dans nos couvertures toutes dégouttant es d’eau, et, dans l’épuisement où nous jetait la fatigue, nous nous endormîmes d’un long et profond sommeil.

Cette tempête avait été de celles qu’on appelle ici tempêtes-ruban, c’est-à-dire les tempêtes qui ont pour sillon le cours d’une rivière. Ces phénomènes n’occupent qu’une ligne fort étroite, mais ils y développent une véritable violence de destruction.

Les voyageurs avaient alors épuisé toutes les provisions qu’ils avaient emportées. Pendant plusieurs jours, ils ne vécurent, sur la rivière que des produits de leur pêche et de leur chasse. Un brochet de dix à douze livres dut leur suffire pour deux jours. De temps en temps ils prenaient des yeux-d’or, espèce de poissons semblables à la vaudoise. Comme ils n’avaient plus d’hameçon, ils attrapaient ces poissons à l’aide de deux aiguilles par les trous desquelles ils faisaient passer la ligne et auxquelles ils attachaient l’amorce.

Un soir, disent-ils, nous n’eûmes pour souper qu’une couple d’yeux-d’or. Le lendemain, de très-bonne heure, les tiraillements de nos estomacs nous réveillèrent. Presque toute cette journée nous restâmes à ramer en plein soleil, sans force, sans courage et mourants de faim. Les canards ni les oies ne se montraient plus ; aucun œil-d’or ne se laissait prendre à nos amorces. Cependant nous savions que nous avions encore au moins cent cinquante milles à faire. Notre seule espérance d’échapper à la famine était fondée sur la prompte arrivée du bateau à vapeur. Qu’on se rappelle en effet que, dans toute la distance des quatre cent cinquante milles qui séparent Georgetown de Pembina, à soixante milles au-dessus du fort Garry, il n’y a pas de chance de rencontrer d’habitants.

Enfin, ils trouvèrent à tuer quelques canards.

Après seize jours de souffrances, ils rencontrèrent un bateau à vapeur qui les transporta à Pembina, établissement de métis, sur la frontière même qui sépare le territoire des États-Unis et celui de la Nouvelle-Bretagne.

Le jour suivant, qui était le septième d’août, ils arrivèrent au fort Garry.


Fort Garry. — Il est trop tard pour traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver. — Bucéphale. — Notre équipage. — Nous quittons le fort Garry. — Fort Ellice. — Comment se fait le pemmican. — La Saskatchaouane méridionale. — Arrivée à Carlton.

Le fort Garry (nous entendons ici le bâtiment lui-même et non l’ensemble de la colonie qu’on désigne ordinairement par ce nom) est situé sur la rive gauche ou septentrionale de l’Assiniboine, quelques mètres en amont de l’endroit où celle-ci tombe dans la Rivière Rouge. C’est un carré de murs élevés, en pierre, flanqué de tours à chaque angle. L’intérieur contient quelques bâtiments solides, en bois, comme la demeure du gouverneur, la prison et les magasins où la Compagnie renferme ses fourrures et ses biens. Le comptoir ou l’on vend des articles de toute espèce, est, du matin au soir, encombré par une foule de colons et de métis, qui s’y rencontrent pour cancaner et pour se payer les uns aux autres de petits verres de rhum et d’eau-de-vie, autant que pour faire des achats.

La colonie de la Rivière Rouge s’étend par delà le fort Garry à une vingtaine de milles vers le nord, le long du bord de la Rivière Rouge, et à une cinquantaine vers l’ouest, le long de son affluent l’Assiniboine.

Les voyageurs passèrent très-agréablement trois semaines au fort Garry ; mais il ne fallait pas s’endormir à Capoue.

La saison étant trop avancée pour traverser les Montagnes Rocheuses avant l’hiver, ils résolurent de s’avancer dans l’ouest jusqu’à quelque point des environs de la Saskatchaouane qu’ils trouveraient à leur convenance ; là, ils passeraient l’hiver, se tenant prêts à s’avancer vers les montagnes au commencement du prochain été.

Ils avaient engagé quatre métis français, Louis la Ronde, le chef et le guide de la caravane, Jean-Baptiste Vital, remplacé plus tard par un imbécile nommé Zear, Toussaint Voudrie et Athanase Bruneau. La Ronde jouissait d’une excellente renommée comme chasseur et comme trappeur. Il était fier d’avoir accompagné le docteur Rae dans quelques-uns de ses