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et que la faiblesse de leur colonie ne leur permettait plus de s’en prendre à un de ces géants que leurs ancêtres n’auraient pas hésité à abattre. Il nous fut impossible de découvrir un seul courant considérable qui eût été intercepté par les travaux des castors de nos jours. Une pareille digue exige des arbres de trop haute futaie et un nombre d’ouvriers trop considérable. Cependant nous rencontrions fréquemment des remblais gazonneux, ouvrage d’un âge d’or écoulé, jetés au travers de cours d’eau qui avaient eu trente à quarante mètres de large.

À un endroit nommé les Collines des Serpents (Snake Hills), nous repassâmes la Saskatchaouane sur un radeau construit par L’Assiniboine. C’était un frêle châssis fait avec du saule vert, attaché par des bandes de cuir ; le tout couvert d’une peau de bison cousue à petits points et bien graissée à tous les trous. Ce léger canot n’avait que six pieds de long sur deux de large et autant de profondeur. Nous faillîmes sombrer.

Le 14 mai, nous étions en vue d’Edmonton[1]. C’est un fort agréablement situé sur la falaise élevée qui domine au nord le cours de la Saskatchaouane septentrionale. La barque de la Compagnie ne tarda pas à venir nous prendre et nous reçûmes, dans le bâtiment, la plus aimable hospitalité.

L’établissement d’Edmonton est le plus important du district de la Saskatchaouane ; il y réside un facteur en chef qui a la direction de tous les postes inférieurs. Edmonton possède un moulin à vent, une forge et un atelier de charpentiers. On y construit et on y répare les bateaux qui font annuellement le voyage de la factorerie d’York, dans la baie d’Hudson ; on y fabrique les charrettes, les traîneaux et les harnais, ainsi que tous les objets nécessaires au trafic de la Compagnie entre ses différents postes.

Le blé y est magnifique, les pommes de terre et les autres racines y poussent aussi merveilleusement bien que dans toute la vallée de la Saskatchaouane. Le fort est habité par une trentaine de familles dont les membres sont engagés au service de la Compagnie ; un corps considérable de chasseurs est perpétuellement employé à fournir de la viande à l’établissement.

Près du lac Saint-Alban[2], à neuf milles environ au nord d’Edmonton, se trouve une colonie d’hommes libres, c’est-à-dire de métis qui ont quitté le service de la Compagnie. Elle est dirigée par un prêtre catholique. Puis, à une quarantaine de milles plus loin, dans l’ouest, est une colonie plus ancienne encore, celle du lac Saint-Anne, ayant les mêmes caractères, mais des habitants plus nombreux.

Nous vîmes M. Macaulay, de Jasper-House[3], qui venait y chercher ses provisions d’hiver.

Il vint aussi à Edmonton une compagnie de mineurs qui avaient lavé de l’or au ruisseau de la Boue Blanche (White Mud Creek[4]), situé à une cinquantaine de milles vers le haut de la Saskatchaouane. Leur chef était un Kentuckien nommé Love. Il rapportait un petit sac de belle poudre d’or, et nous assura que chaque homme avait déjà, depuis le commencement de l’été, recueilli quatre-vingt-dix livres sterling (deux mille deux cent cinquante francs).

Nous fîmes enfin la connaissance d’un monsieur O’B…, homme très-versé dans la connaissance des études classiques, irlandais, de quarante à cinquante ans, d’une taille moyenne et d’une constitution robuste. Il avait la figure longue et les traits larges ; une bouche en retraite et presque sans dents augmentait la valeur de son nez un peu long. Il portait un long vêtement d’alpaga, de forme ecclésiastique, et un large chapeau noir, qui ne s’accordait guère avec la barbe longue d’une semaine qui recouvrait son menton, ni avec ses culottes de futaie et ses bottines attachées avec de la paille. Il tenait à la main un énorme bâton. Bref, toute sa personne annonçait un singulier mélange de l’homme d’église et du paysan. Il se présenta à nous en nous faisant un petit speech flatteur à la fois pour lui-même et pour nous, où il nous apprenait qu’il était petit-fils du célèbre évêque O’B…, et qu’il avait pris ses grades à l’université de Cambridge. Il nous pria de l’admettre dans notre compagnie jusqu’à la Colombie Britannique. Ce fut le personnage comique de l’expédition.

M. Hardisty, le négociant en chef, et les autres officiers d’Edmonton s’efforcèrent de nous faire renoncer au dessein de prendre le col Leather, affirmant que la saison n’était pas encore assez avancée et que les rivières, enflées par la fonte des neiges des montagnes, couleraient à pleins bords. Ils nous disaient que la plupart des cours d’eau étaient des torrents écumeux remplis de roches, très-dangereux à franchir, excepté à l’automne quand les eaux sont basses ; que la région à l’ouest des Montagnes Rocheuses était, autant que l’on pouvait savoir, inhospitalière, hérissée de rochers, couverte partout de forêts impénétrables ; que même, si nous descendions le Fraser au lieu d’essayer de gagner le Caribou, nous trouverions cette rivière pleine de rapides et de tourbillons, qui souvent avaient été mortels aux canotiers les plus experts. Ce passage, connu sous les noms divers de col Leather, ou de col de Jasper-House, du lac Cowdung, de la Tête-Jaune[5], avait été jadis employé par les voyageurs de la Compagnie de la baie d’Hudson

  1. On trouve dans le Tour du Monde (1860, I, p. 288) une vue du fort Edmonton qui est prise de beaucoup plus près que celle-ci et qui est très-bonne pour faire comprendre les descriptions de ces constructions élevées par la Compagnie de la Baie d’Hudson. (Trad.)
  2. Le lac Saint-Alban et la rivière de l’Esturgeon, entre lesquels est située la mission catholique. Cette rivière est un affluent de gauche de la Saskatchaouane septentrionale. (Trad.)
  3. Sur la gauche de l’Athabasca supérieure. Ce fort et l’Athabasca donnent leurs noms, l’un au col de la Cache de la Tête-Jaune, qui conduit au Fraser ; l’autre, à un col qui mène à la Columbia. (Trad.)
  4. N’est-ce pas dans les environs du vieux fort de la Terre Blanche ? (Trad.)
  5. On trouvera plus loin la description du col de la Cache de la Tête-Jaune. (Trad.)