Page:Le Tour du monde - 14.djvu/267

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Immédiatement au sud de Beaumont la petite rivière d’Artières, fortement encaissée entre des prairies ombreuses et de plantureux vergers, contourne la base du puy de Montrognon, éminence conique surmontée d’une ruine féodale. En gravissant jusqu’à celle-ci je suis tout étonné de trouver deux pans de murailles effrangées et largement espacées, à la place de la tour ronde que l’œil croit voir des boulevards de Clermont. Ce sont les restes d’une forteresse bâtie en 1196 par le premier dauphin d’Auvergne et démantelée en 1634 par Armand Duplessis, le grand démolisseur. Ses fondations ont pour base un faisceau de prismes basaltiques qui peut donner une juste idée de ce phénomène volcanique auquel la science contemporaine a adapté le nom étranger de Dyke. Ce faisceau ne repose pas, comme l’affirme un géologue anglais, sur les couches horizontales du calcaire déposé aux époques éocène et miocène par le grand lac d’eau douce qui baignait alors les berges orientales du plateau des Dômes ; il a surgi au jour des profondeurs ignées du globe, à travers ces mêmes couches, en les soulevant circulairement autour de lui. L’inclinaison de ces couches, leurs fractures au sommet et à la base du cône expliquent parfaitement le mode de formation de son noyau, et pour voir dans ce jet vertical de basalte un fragment isolé d’une immense coulée horizontale qui antérieurement à des siècles incalculables d’érosion se serait étendue du cratère du puy de Berzé à l’extrémité orientale de Gergovie par-dessus les puys Giroux, de Jussat et de Risoles[1], il faut être, par système, adversaire intraitable de toute espèce de soulèvement ; or, j’avoue humblement que je ne le suis pas.

Pour gravir le cône de Montrognon nous avions laissé notre voiture à Beaumont sur les bords de l’Artière, nous la retrouvâmes au bourg de Romagnat devant la grille d’un beau parc moderne qui domine de ses grands ombrages le petit et verdoyant vallon qu’arrose le ruisseau de Clémençat. À l’autre extrémité de Romagnat, le lit d’un ravin profond, rugueux, offre aux piétons un sentier d’un pénible parcours pour atteindre le col des Goules, seul nœud qui rattache le plateau tabulaire de Gergovie au massif des Dômes. Mais nous savions qu’à la hauteur du village d’Opmes une voie carrossable avait été ouverte en 1862 à travers les hauteurs de Risoles, pour l’Empereur Napoléon III, alors qu’en vue de l’histoire de César il était venu visiter Gergovie. Nous la suivîmes ; ses courbes et ses rampes ont été si bien ménagées sur son développement de deux mille mètres qu’il ne fallut pas à notre lourde calèche de louage plus d’un quart d’heure pour le franchir et nous déposer sur le plateau même, entre deux amas de décombres qui marquent, à ce que croient les explorateurs les plus récents, l’emplacement d’une porte de l’antique oppidum.

Dût l’esprit sceptique et railleur de notre temps s’exercer aux dépens de ma faiblesse, j’avoue n’avoir pas foulé sans émotion ce sol hanté de vieux souvenirs.

Je ne connais pas d’ailleurs de site plus étrange. Sa forme, sa grandeur, son élévation au centre d’une ellipse immense dont tous les rayons viennent converger sur ses escarpements, ont dû frapper vivement l’imagination des premiers groupes d’hommes qui s’établirent autour de lui. Si de bonne heure la Limagne fut le cœur et la moelle des Gaules, Gergovie en fut l’acropole naturelle.

Son sommet élevé de sept cent quarante mètres environ au-dessus du niveau de la mer, de trois cent quatre-vingts au-dessus de la plaine, forme un plateau de plus de cinq cents mètres de large sur environ quinze cents de long ; mais un cordeau tendu de l’arête occidentale à l’arête orientale du plateau mesurerait à peine quatorze cents mètres ; le surplus est le résultat de la courbure du sol, légèrement excavée en berceau. « Son versant septentrional et celui de l’est présentent des pentes tellement abruptes qu’elles défient l’escalade[2]. » Le versant sud, au contraire, s’étage en un immense escalier, dont les gradins forment comme des terrasses légèrement inclinées vers la plaine.

L’obscurité dont les commentateurs ont si souvent accusé la concision des Commentaires de César, au sujet de Gergovie, n’existe en réalité que pour ceux qui n’ont pas visité sérieusement la vieille forteresse gauloise.

César, qui ne pouvait penser à l’investir avec six légions incomplètes présentant tout au plus 30 000 combattants, n’a pu également songer à l’assaillir que par le seul côté accessible : le sud.

Ce fait a été, du reste, surabondamment démontré par l’impérial écrivain dont nous venons de citer un passage et auquel sa position souveraine a permis de faire opérer sans interruptions et sans obstacles, autour de Gergovie, des recherches et des fouilles interdites aux facultés des vulgaires archéologues.

Aussi, lorsque nous eûmes fait lentement, par l’ouest et le nord, le tour de la montagne, en côtoyant le long de ses arêtes les débris concassés de ses antiques murailles ; — lorsqu’après avoir interrogé çà et là les monceaux pulvérisés de basalte et de poterie, dont les lignes, prolongées perpendiculairement au petit axe du plateau, semblent comme les vertèbres désagrégées des ruelles gauloises, nous eûmes atteint l’angle sud-est de l’oppidum, — il nous fut facile d’analyser à notre tour le texte de César : nous embrassions d’un regard le théâtre des scènes décrites au septième livre de ses commentaires.

Peut-être, remontant à dix-neuf siècles des jours actuels, pourrait-on, sans trop d’efforts archaïques, sur ce plateau froid, nu, ondulé par des sillons de débris comme un cimetière dévasté, évoquer les ombres des anciens jours, et, leur restituant l’apparence et les formes de la vie, grouper dans une vision rapide les êtres et les choses qu’il réunit à l’heure solennelle, où tous les clans de l’Arvernie, hommes, femmes, enfants, vieil-

  1. Poulett Scrope, Geology and extinct volcanos of France central, p.108 et 109.
  2. Histoire de Jules César, Plon, éditeur, 1866, t. II, p. 268.