Page:Le Tour du monde - 14.djvu/278

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tense sur ses contours extérieurs. Ce contraste de mort et de vie, de tons frais et calcinés, est, du reste, le trait caractéristique d’une douzaine de volcans groupés à cette extrémité de la chaîne Domique : tous ébréchés du sommet à la base, sur une face de leur cratère.

Je n’avais pas eu le temps de démontrer à mon compagnon de voyage les effets et les causes de ces phénomènes, que de nouveau la scène était changée. Nous suivions la pente déclive d’une autre coulée de lave, très-raboteuse, très-tourmentée, aux éclats de toute forme et de toute grandeur, mais dont chaque interstice, envahi par une cépée de tremble ou de bouleau, ou par une belle tige de mélèze, indique, non moins que le parfait entretien de la route, la main industrieuse et le voisinage de l’homme. Cette cheire sert, en effet, de lisière septentrionale, on pourrait presque dire de rempart, à l’oasis de Randanne, dont les prairies, les plantations et les belles cultures, à mille mètres d’élévation, au fond d’un cirque de lave et de cratères béants, rivalisent avec celles de la grasse Limagne.

Quand on songe qu’il y a cinquante ans à peine, cette oasis n’était qu’une aire de pouzzolane durcie, où ne végétaient que des bouleaux rabougris, des genêts et des bruyères, on ne peut se dispenser de rendre hommage à la mémoire de l’homme persévérant, — véritable fils de l’Auvergne, — qui consacra à cette transformation l’expérience d’une verte vieillesse, les ressources d’une grande fortune, l’activité d’un grand esprit, et qui, par son triomphe sur une terre marâtre et un ciel inclément, laissa à ses compatriotes un exemple plus salutaire que ceux qu’ils auraient pu puiser dans la première moitié de sa vie, usée dans les intrigues des cours et les conseils des rois.

Quant aux difficultés qu’eut à surmonter M. de Montlosier (ai-je besoin de le nommer) au début de son entreprise agricole, nous ne pouvons mieux les faire connaître qu’en consignant ici les réflexions mêmes qu’elles lui inspirèrent.

… « Lorsqu’on vient s’établir dans un immeuble qu’on se propose d’embellir ou d’améliorer, on y trouve, au moins, si pauvre, si mal entretenu qu’il soit, la ressource d’un certain nombre de bâtiments qui, tout d’abord, peuvent offrir un abri aux hommes et aux animaux contre les inclémences de l’atmosphère. On a la ressource de la fontaine du village, de la voie publique : on trouve des routes toutes faites, des prés, des champs, plus ou moins préparés, plus ou moins clos. Ici, rien. Il m’a fallu faire toutes mes routes, il me faut clore tous mes champs ; il faut me défendre contre mes propres animaux : en un mot, je puis me comparer à ces vieux pionniers des savanes de l’Amérique, sur les bords de l’Ohio. Pour tous ces petits soins, les frais sont immenses ; ils ont dépassé de beaucoup les sacrifices auxquels j’avais consenti. Je savais à la manière du pays et selon mes anciennes habitudes, avant la révolution, remuer et cultiver la terre ; mais, en dépit des précautions et de la méfiance dont je me suis armé, une aussi vaste entreprise, étrangère à mes anciennes expériences comme cultivateur, a dépassé d’un tiers tous mes calculs à priori ; et si je n’avais pas eu des fonds de réserve, qui m’ont permis de venir au secours de mon déficit, j’eusse infailliblement succombé et donné à mes concitoyens, au lieu d’un bon exemple, comme je l’espérais, un scandale qui eut ajouté au discrédit attaché à toutes les tentatives d’innovations. »

L’honorable agronome aurait pu ajouter que ce discrédit est surtout le fait de la défiance des ignorants, esclaves de la routine, de la jalousie des impuissants et des railleries des sots. À propos de cette dernière catégorie d’adversaires, il aimait à rappeler l’anecdote suivante : Un jour que, dans un coin de la lande, il faisait péniblement l’essai d’une puissante et nouvelle charrue à défricher, un cavalier d’une irréprochable tenue se détourna de la route voisine et, s’approchant des travailleurs penchés sur les sillons entr’ouverts, eut l’air de suivre l’expérience avec un véritable intérêt. « Monsieur, dit-il enfin à l’agronome, je vous admire. »

M. de Montlosier s’incline et remercie.

« Oui, parole d’honneur, je vous admire, » reprend le cavalier ; et il ajoute, avec ce ton d’impertinence scandée que les fats de tous les temps ramassent sur les planches des théâtres en vogue : « L’intention de monsieur est sans doute d’obtenir ici une futaie de bruyères ar-bo-res-cen-tes ? » Puis, sans attendre la réponse que n’aurait pas manqué de formuler l’imperturbable laboureur, le voyageur pique des deux dans la direction du Mont-Dore, ou, dans un cercle digne de lui, ce précurseur des jockeys et des gandins d’aujourd’hui, n’aura pas manqué de raconter comment il avait merveilleusement mystifié un vieux fou de novateur.

Lorsque, à peu d’années de là, le vieux fou eut mené à bonne fin son monument rural, et que, — lui donnant pour couronnement un large confort et même un peu de luxe, il eut remplacé par une belle habitation la hutte de troncs d’arbres et de chaume dont il s’était jusque-là contenté pour lui-même, bien que tout d’abord il eût pourvu ses compagnons de travaux d’une grande et bonne ferme et ses troupeaux d’étables modèles, — je serais bien étonné si l’élégant cavalier dont il vient d’être question, repassant par le même chemin, n’avait sollicité, comme une faveur précieuse, l’honneur d’offrir ses félicitations à M. le comte de Montlosier, et si, dans les salons du créateur de Randanne, il avait laissé à qui que ce fût le monopole de la louange excessive et de l’admiration hyperbolique.

Ainsi va le monde !… et pourtant, il y a toujours des gens qui croient à son amélioration par le travail et par le dévouement. Et ceux-là, quand ils passent dans le voisinage de Randanne, aiment à aller rêver sur la tombe où, depuis le 9 décembre 1838, repose le comte de Montlosier, dans un endroit de son parc choisi par lui-même, sous des arbres plantés de ses mains. C’est une petite chapelle, ornée d’un portail gothique, que surmonte une croix de lave. Les connaisseurs en critiquent le style comme incorrect ou incohérent ; mais son site en face des volcans, mais sa ceinture de cratères et