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Si l’on veut embrasser d’un regard ce paysage, on peut monter jusque dans la couronne qui ceint la tête de la Vierge. On y parvient par une suite de degrés et de tiges de fer ménagés dans l’armature de la statue ; mais si on veut étudier la perspective dans tous ses détails, il vaut mieux longer lentement le parapet de la plate forme. — C’est à quoi je me borne en ce moment.

Sous mes pieds s’étend la meilleure partie du département de la Haute-Loire. J’occupe le centre d’une coupe profonde qui fut, tour à tour, le bassin d’un paisible lac des montagnes, et le creuset brûlant ou d’innombrables cratères épanchèrent des torrents de matières minérales en fusion. Le sommet que je foule n’est que l’extrémité d’une cristallisation gigantesque, sublimée dans quelque horrible conflit, entre le granit en ébullition, l’eau réduite en vapeur brûlante et l’atmosphère décomposée à un degré que ne sauraient formuler tous les calculs de la chimie.

D’autres cristallisations, de nature semblable, de formes différentes, mais non moins colossales, servent de ceinture à celle-ci et de premier plan au paysage. Nous connaissons déjà les rocs de l’Aiguilhe et d’Espaly ; un peu au nord-ouest, s’élève la masse énorme de Polignac, accouplement monstrueux des œuvres de la terre et des œuvres de l’homme ; piédestal de Titans, sur lequel pendant sept siècles la féodalité crut avoir fondé pour l’éternité l’idéal de sa puissance, mais où trône aujourd’hui, froide et nue dans son austère réalité, l’expiation éternelle. Par delà ce premier cercle de ruines, entassées par la nature toujours vivante et l’éphémère humanité, se déroule et s’échafaude un triple plan de montagnes dont le soleil, incliné sur l’horizon, approfondit les distances, allonge les ombres et colore diversement les sommets : teintant de pourpre et d’azur ceux qui lui sont opposés, enveloppant d’opale et d’or ceux qui plongent dans ses rayons.

Certes, dans son ensemble, comme dans chacun de ses détails, variés, infinis, pleins de contrastes heurtés, ce site est d’une grandeur indiscutable et d’une étonnante poésie. Mais, est-ce plus beau que l’Italie et que l’Auvergne, comme Mme Sand n’hésite pas à l’affirmer ?… Laissant de côté la terre des orangers, je n’opposerai à ce jugement qu’une objection : je n’ai pas eu à m’armer, dans l’âpre Velay, contre une de ces impressions décevantes, qui plus d’une fois, devant quelque recoin ombreux et velouté du Cantal, m’ont arraché ce cri de confiance naïve : « Qu’il ferait bon vivre ici ! »

… Le 28 août, à l’aube, nous nous éloignions du Puy sur deux coursiers de louage choisis par Henri, après un examen préalable digne d’un sportsman consommé, et légitimé, du reste, par les 70 kilomètres de montagnes que les pauvres bêtes devaient nous faire franchir dans la journée. Une troisième monture portait, outre notre guide, une volumineuse bourriche, préparée avec une louable sollicitude par le chef de l’hôtel des Ambassadeurs, et qui devait nous dispenser de recourir aux ressources culinaires des auberges de la montagne.

Au delà du pont de Brive, nous quittâmes la route d’Issengeaux et les rives de la Loire pour le chemin direct du Mézenc.

Il passe d’abord sous la Roche-Bouge, masse cylindrique de 100 pieds de haut, dressée comme un bastion sur un promontoire de granit tout cicatrisé encore des crevasses qui donnèrent passage à ce dyke, digne frère de ceux que nous connaissons déjà. Puis on remonte la ravine profonde, où le torrent de la Gagne gronde, la plupart du temps invisible, sous les saillies d’une corniche auprès de laquelle la route no 14, si raillée de mes bons amis de Salers[1], serait une allée d’opéra-comique. C’est cependant par cette voie, impraticable à tout autre véhicule qu’au primitif char à bœufs des vieux Gaulois, que communiquent entre eux les Français de Lantriac, de Laussonne et des Étables, communes de 1 400 à 1 600 âmes chacune, et chacune dotée annuellement de deux foires où le commerce d’échange et surtout la vente et l’achat du bétail de race Mézine (fort recherché des départements voisins) font affluer des deux versants du Vivarais un grand concours de trafiquants et d’assez fortes sommes d’argent. Mais que voulez-vous ? la rudesse du climat et du sol engendre celle des idées et des mœurs. Le portrait que le marquis de Villemer fait du montagnard de la Haute-Loire est surtout applicable à l’indigène des versants du Mézenc : probe en affaire et farouche dans ses discussions, hospitalier et avare, fier dans son maintien, et d’une saleté sordide sur lui-même et surtout dans son habitation, il réunit les contrastes de la terre et du ciel qui le nourrissent.

Or terre et ciel sont âpres sous cette latitude et par 1 353 mètres d’élévation. C’est la hauteur des Étables, où fut tué comme sorcier le premier aide de Cassini, lorsqu’il s’y présenta avec ses instruments de mathématiques pour mesurer les sommets d’alentour. Rien de pareil n’étant arrivé aux officiers de l’état-major, lorsque la triangulation de la carte de France les appela en ce lieu, il faut en conclure qu’il n’est pas resté absolument fermé aux effluves du progrès général ; cependant je ne conseillerais pas à un aéronaute d’y passer en ballon, à moins qu’il ne pût se maintenir hors de la portée du fusil.

Du village des Étables, où nous laissâmes nos chevaux, une petite lieue en pente douce à travers des pâturages émaillés de plusieurs variétés de violettes, de comarets et d’autres plantes fort recherchées des parfumeurs à la foire de Beaucaire, nous conduisit au sommet d’une butte triangulaire et rocheuse qui semble comme le couvercle d’un ancien cratère. C’est le point culminant du Mézenc.

Quelque temps que coûte l’ascension de cette cime, on ne saurait le regretter… Naguère dans les massifs du Cantal et du Mont-Dore nous avons atteint un niveau plus élevé, mais jamais nous ne nous sommes encore trouvés au centre d’une perspective tout à la fois aussi large, mieux circonscrite et aussi colorée que celle-ci.

  1. Tour du Monde, tome XIII, p. 83.