Page:Le Tour du monde - 14.djvu/304

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Du sud au nord-ouest, les crêtes des Cévennes centrales, les monts de la Lozère, de la Margeride, toute la chaîne volcanique de la haute Auvergne et des Dômes, et les âpres ondulations des granits de la Loire et du Forez ; à l’extrême nord, les brumes grises qui descendent du Jura sur la vallée de l’Ain ; tout au midi, les vapeurs soleillées des plaines de Provence ; et à l’orient, toutes les neiges des Alpes savoisiennes et dauphinoises : — voilà le cadre ! Mais qui pourrait saisir, analyser et décrire tout ce qu’il contient ? Deux natures de sol, deux climats séparés par la ligne de faîtes phonolithiques qui court du sommet du Mézenc au Gerbier-des-Joncs, par les escarpements rocheux de Cuset et de Pradoux (voy. la carte p. 303) ; au couchant, des plateaux herbageux descendant en pentes graduées vers les étroites ravines où circule la Loire inaperçue ; au levant, sous nos pieds, des parois escarpées, plongeant dans des gorges profondes ; des pics aigus, des arêtes tranchantes, des rocs démantelés, échafaudés, comme en cascades, le long des torrents et se précipitant avec eux vers la riche vallée où le Rhône, au détour des promontoires, aux angles ouverts des montagnes, fait miroiter ses grandes ondes et projette, sur le paysage immense que nous contemplons, un charme qui manque, je suis forcé de l’avouer, à ceux de l’Auvergne, si grands et si beaux que Dieu les ait faits.

Mais peut-être ne suis-je pas un estimateur impartial de ces divers tableaux ? Peut-être personne ne retrouverait-il dans celui-ci les impressions que j’y ai puisées ? c’est même probable… Un vent glacé balaye les pentes du Mézenc et se brise sur le bloc de phonolite qui me sert de siége ; mais je ne le sens pas. Debout à mes côtés et promenant ses jumelles vers tous les points du compas, mon fils me vante la magie des lignes que dessinent, à la distance où nous en sommes, la ville du Puy, son rocher et sa cathédrale, sa verte banlieue de villas et sa ceinture rougeâtre de dykes et de ruines féodales ; je l’entends à peine. Il m’interpelle en vain pour me signaler les puys et les cratères lointains que nous avons gravis ensemble naguère ; il s’étonne surtout que la masse neigeuse du Mont-Blanc, teintée de rose par le soleil et veinée de bleu par les ombres de ses profondes ravines, ne tourne pas toute mon attention vers les bornes de l’orient.

Femme du Mézenc endimanchée. — Dessin de Émile Bayard d’après une photographie.

Ma pensée est ailleurs ; elle flotte vers le midi, à la dérive du Rhône, — comme elle en avait l’habitude, — il y a de cela bien des années. Là-bas, là-bas, dans ce vaste bassin de verdure et de vapeur d’or qu’enserrent d’un côté le grand fleuve, et de l’autre la large base pyramidale du Mont-Ventoux, s’élève, je le sais, une petite éminence ceinte d’eaux et d’ombrages, comme un tumulus grec au fond d’un bois sacré. De là, j’ai appris, tout enfant, à discerner, entre les mille dentelures de l’horizon occidental, cette même cime du Mézenc, que je foule en ce moment, et à laquelle mes regards usés chercheraient en vain, après quarante années, à rattacher ce tertre verdoyant des plaines de Vaucluse, — où fut mon berceau,… où ne sera pas ma tombe…

J’avais gravi le Mézenc avec une ardeur juvénile, ridicule à mon âge ; je le redescendis songeur, soucieux et murmurant involontairement ce refrain, arraché aussi, en un jour de découragement, à un homme qui fut tout à la fois un grand poëte et un grand citoyen :

Fût-il privé de tous les biens,
Eût-il à trembler sous un maître,
Heureux qui meurt parmi les siens
Aux bords sacrés qui l’ont vu naître !

Sur le sommet du Mézenc passe la limite commune des départements de la Haute-Loire et de l’Ardèche ; à cette limite, qui est aussi celle de la France centrale, finit la tâche que m’a imposée le titre même de cette étude.

F. de Lanoye.