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Le plus souvent je les voyais se former autour du Fousi-Yama et s’avancer sur la baie avec une apparence menaçante ; mais, après deux ou trois coups de tonnerre, ils ne tardaient pas à prendre la direction de la haute mer, en laissant derrière eux de brillants arcs-en-ciel et bientôt un azur de la plus grande pureté. Je n’ai jamais été témoin du spectacle de ces trombes effrayantes connues sous le nom de typhons dans les parages de l’extrême Orient. Les tremblements de terre, auxquels le Japon est fort exposé, se sont succédé, pendant la saison chaude, dans la proportion de deux par trimestre, en moyenne, mais ils n’ont pas causé de désastre.

La fin de juin et la première quinzaine de juillet furent le temps le plus calme que j’aie passé au Japon. Aucun événement ne vint troubler la tranquillité dont nous jouissions à Benten. J’avais dû abandonner cette solitaire résidence pendant les quelques semaines d’agitation qui suivirent les réclamations de l’Angleterre relatives au meurtre de Richardson. L’on put se croire un instant à la veille d’une rupture générale entre le Japon et les puissances de l’Occident. Après avoir séjourné, au milieu de ces circonstances critiques, tantôt à Yédo, tantôt à Yokohama, je rentrai à Benten avec l’un de mes compagnons d’aventures diplomatiques. Je m’y trouvai le maître du logis. Le consul général des Pays-Bas, appelé temporairement à Nagasaki, m’avait fait savoir, en partant, que la seule considération qui l’empêchât de me remettre même les clefs de sa maison, c’est que justement sa maison n’avait pas de clefs.

L’installation ne fut pas difficile : depuis le portier jusqu’à ma table de travail et à mon fauteuil de bambou, tout le personnel de service, tout le mobilier de la Légation était exactement à la place ou je l’avais laissé. Seul, mon lit avait changé de forme. Il ne se composait plus que d’un matelas, étendu sur les nattes du plancher et revêtu d’un simple drap de lin, sans autre couverture. Ce frais sommier était entouré d’une spacieuse moustiquaire de gaze blanche, tendue sur quatre hauts châssis disposés en carré. Une porte, joignant à merveille, donnait accès dans cette enceinte si ingénieusement combinée pour la protection de mon repos. Et pourtant, que de fois, après avoir franchi le seuil avec toutes les précautions requises, après m’être enveloppé du léger costume que l’on revêt dans les Indes pour se coucher tout habillé, à l’instant même où je croyais pouvoir enfin céder au sommeil, j’ai dû me relever en sursaut pour me défaire de l’ennemi qui s’était introduit avant moi ou avec moi dans la place !

Les nuits des tropiques et celles de la saison chaude au Japon sont excessivement pénibles pour les Européens. La transpiration et les moustiques font de toute occupation sédentaire un véritable supplice. La promenade n’a plus de charme quand le crépuscule est passé. Le sommeil fuit, pendant des heures interminables, la couche où l’on s’obstine à l’appeler.

De guerre lasse, nous allions chercher un refuge aérien sur le belvédère de notre toit. Tô avait eu soin d’y transporter le tabacco-bon, c’est-à-dire le brasero des fumeurs, accompagné d’une ample provision de cigares de Manille, et même d’une petite cave de liqueurs destinées à faire des grogs américains.

La première impression qui nous accueillait sur cette haute retraite, c’était un sentiment de délivrance et d’apaisement : l’immensité du ciel parsemé d’étoiles, le calme de la rade, où se dessinaient les sombres silhouettes des vaisseaux de guerre, le silence des rues de la ville japonaise, sillonnées, par intervalles, des falots chancelants de la ronde de nuit, tout ce qui nous entourait disposait l’esprit à une rêveuse contemplation. Mais bientôt quelque incident fortuit venait nous en distraire : la chute d’une étoile filante, la traînée lumineuse d’une fusée tirée dans quelque jardin public, la lueur phosphorique des lucioles qui voltigeaient dans notre voisinage. Puis il fallait bien s’avouer que nous n’étions pas tout à fait hors d’atteinte des assauts de l’ennemi. Ensuite, on s’apercevait que l’humidité de l’air commençait à pénétrer les habits ; quelquefois de grosses gouttes de rosée nous tombaient sur la figure. Enfin la lassitude et le froid nous forçaient de rentrer sous la lourde atmosphère de nos dortoirs hermétiquement fermés.

Nous imaginâmes des parties de navigation sur la rade, dans le sampan du consulat, mais ce fut pour nous en tenir aux deux premiers essais. Comme nous rentrions à marée basse, notre lourd sampan ne manquait pas de toucher, à une distance plus ou moins considérable du débarcadère de Benten, et nous avions l’ennui de devoir franchir l’intervalle qui nous en séparait, montés à califourchon sur les épaules de nos bateliers.

Le constable, à cette occasion, crut devoir obligeamment nous avertir que l’inconvénient dont nous nous plaignions ne se produirait pas si nous prolongions notre promenade jusqu’au lever du soleil. Sa naïve observation eut un succès auquel il était loin de s’attendre. Nous avions dans ce moment quelques amis à notre table. Il ne fut question pendant le repas, que de grandes conceptions nautiques, s’étendant peu à peu vers le cap Sagami, et même le doublant pour gagner l’île d’Inosima.

Tout à coup, arrivés à ce point, nos projets prirent une consistance sérieuse. Une route, qui traverse diagonalement la presqu’île formée par le cap Sagami, nous permettait, en effet, d’atteindre Inosima sans courir les risques d’une longue navigation. L’on convint qu’une partie de la société se rendrait, en bateau, et l’autre, à cheval, au village de Kanasawa, situé à quinze kilomètres au sud de Yokohama ; et que, de là, par la voie de terre, on se dirigerait sur Inosima, sans omettre de visiter, en route, les monuments de Kamakoura, ancienne ville de résidence, à sept kilomètres au sud-ouest de Kanasawa.

Le constable fut chargé d’aviser à tous les préparatifs de la section maritime de l’expédition.

Le soir du départ étant arrive, les amis, au nombre de deux seulement, qui s’étaient décidés à m’accompagner dans la traversée de Kanasawa, se rencontrèrent