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Enfin il est des âmes qui reviennent aux lieux qu’elles ont habités ou à l’endroit qui cache leur dépouille mortelle.

Cette jeune femme allait se livrer au sommeil ; tout à coup elle tressaille et entrevoit une ombre au-dessus d’elle, dans l’intérieur de la moustiquaire. Le mari, de son côté, accroupi près de la veilleuse, tombe à genoux, frappé de terreur, car s’il ne distingue pas l’apparition, il entend les sons plaintifs d’une voix bien connue, la voix mourante de sa première épouse, qu’il a empoisonnée pour faire place à la jeune femme, qui était alors sa maîtresse.

Ailleurs, sur le sentier qui longe la rivière, au centre du grand marais, le voyageur attardé voit surgir deux pâles fantômes : c’est une jeune mère serrant son enfant dans ses bras ; l’abandon et la misère ont poussé la malheureuse à commettre un double crime. Passant, va dire que chaque soir les deux victimes sortent des eaux profondes et se dressent en accusatrices contre le véritable auteur de leur mort !

Il existe même certaines solitudes, jonchées de décombres, ensevelies sous les ronces et les plantes vénéneuses, où viennent errer non-seulement des âmes en peine, mais de hideux démons. Une légende uniforme s’attache à ces lieux sinistres. C’est là que s’élevait le castel d’un dynaste féodal dont la vie fut un tissu de violences et de cruautés. Enfin il a été surpris dans son repaire, et la vengeance des familles outragées s’est assouvie dans le sang et les flammes. La nuit il revient ; il se rappelle comment il fut frappé ; et sur la place même où il tomba, il reste, glacé d’horreur, exposé sans défense aux imprécations de ses victimes et aux ricanements infernaux.

Les histoires de revenants, les contes effrayants, les livres illustrés d’estampes représentant l’enfer ou des apparitions de démons, se sont multipliés au Japon avec une telle profusion, que l’imagination populaire en est véritablement obsédée.

Apparition d’une femme noyée. — Dessin de Feyen Perrin d’après une gravure japonaise.

Le patron de cette littérature, selon la mythologie nationale, c’est Tengou, le dieu des songes, génie ailé, burlesque, coiffé d’un éteignoir, armé d’une crosse d’or. Il conduit la sarabande nocturne de tous les objets, profanes ou sacrés, qui peuvent occuper les rêveries de l’homme. Même l’asile de la mort obéit à son appel brutal. Les candélabres inclinent en cadence leur tête percée de trous lumineux. Les tortues de pierre qui supportent les épitaphes emboîtent le pas lourdement ; et les squelettes grimaçants, drapés dans leur linceul, se joignent à la ronde fantastique, en agitant autour d’eux, par mesure de prudence, le goupillon de papier qui chasse les mauvais esprits.


Les bonzes.

L’imagination se représente difficilement que près d’un tiers de l’espèce humaine n’ait pas d’autre croyance religieuse que le bouddhisme, ce culte sans dieu, cette religion du néant, inventée par le désespoir.

On voudrait se persuader que les multitudes rangées sous sa domination ne comprennent pas la doctrine qu’elles professent ou se refusent à en admettre les conséquences. Les pratiques idolâtres qui se sont implantées sur le tronc du livre de la loi sembleraient en effet témoigner que celui-ci n’a pu ni satisfaire ni étouffer le sentiment religieux inné dans l’homme et constamment vivace au sein des peuples.

D’un autre côté, l’on ne saurait méconnaître l’influence de la philosophie de l’anéantissement final, dans un grand nombre de traits de mœurs de la vie japonaise. On a vu que l’Irowa, enseigne aux enfants des écoles que la vie s’enfuit comme un songe et qu’il n’en reste pas de trace. C’est avec la plus dédaigneuse indifférence que, parvenu à l’âge mûr, le Japonais sacrifiera sa vie ou celle de son prochain pour la satisfaction de son orgueil ou de quelque futile ressentiment. Les meurtres et les suicides sont si fréquents au Japon, qu’il est peu de gentilshommes qui ne possèdent dans leur famille et ne se fassent un point d’honneur de pouvoir exhiber au moins un sabre ayant été trempé dans le sang.

Le bouddhisme cependant l’emporte, à quelques égards, sur les religions qu’il a détrônées. Cette supé-