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A las romerias y a las bodas,
    Van locas todas.

« Aux noces et aux pèlerinages, il ne manque jamais de femmes évaporées. »

D’après un autre proverbe, celui qui fréquente assidûment les pèlerinages se sanctifie bien tard, ou ne se sanctifie jamais :

Quien muchas romerias anda
Tarde ó nunca se santifica.

Ces fêtes espagnoles, qu’on appelle aussi romerajes, tirent leur nom de Rome, car la capitale du monde chrétien était autrefois le but des grands pèlerinages, et on s’y rendait de toutes les provinces de la Péninsule. Plus d’une fois les romerajes espagnols nous ont fait penser aux fêtes de ce genre qu’on célèbre avec tant d’empressement dans quelques départements du midi de la France, et que les Provençaux appellent également des romerages.

Une des plus curieuses fêtes qu’on puisse voir en Andalousie, c’est celle du Rocio : la madone qu’on y vénère porte le nom poétique Virjen del Rocio, la Vierge de la Rosée.

Le pèlerinage du Rocio a lieu dans le petit village de ce nom, situé non loin de la ville d’Almonte, à une douzaine de lieues de Séville ; il attire une foule considérable et on y vient non-seulement de la capitale de l’Andalousie, mais de Cadiz, de Jerez, de Huelva, et même des pays portugais voisins de la frontière d’Espagne.

Quand nous arrivâmes au Rocio, les environs du village étaient déjà occupés par une quantité de pèlerins et par des marchands de chevaux et de bestiaux, qui campaient dans les champs voisins ; rien de curieux comme ces campements en plein air : carros, galeras et autres véhicules du même genre sont rangés en cercle, de manière à former une enceinte ; c’est au milieu de cette enceinte qu’on fait la cuisine, cuisine fort peu compliquée, car on n’emploie guère d’autre vase qu’une caldera, suspendue à chaque véhicule, chaudron de fer qui sert également à faire boire les animaux lorsqu’on rencontre une fontaine, ou une rivière ayant de l’eau. Quant aux lits, ils ne sont pas plus compliqués que les ustensiles de cuisine ; on les porte avec soi ; la nuit arrivée, chacun se roule dans sa mante et s’endort, avec la terre pour matelas et son coude pour oreiller.

Nous assistâmes dans la matinée au défilé de la procession, où l’on porte solennellement l’image de la Virjen del Rocio ; cette ancienne peinture, noircie et enfumée, se voyait au fond d’une espèce de petite chapelle placée sur un carro aux roues énormes, traîné par deux bœufs à l’air débonnaire, la tête et les cornes surchargées de pompons, de franges et de guirlandes. Le petit temple était orné de rideaux de mousseline blanche et de dentelle, entremêlés de nœuds et de bouquets de fleurs ; plusieurs lanternes accompagnaient l’image vénérée, et des rubans de soie, partant des angles de la chapelle ambulante, venaient s’attacher à la tête des bœufs.

En tête du cortége marchait un Andalou en costume national, qui tenait dans la main droite un fifre dont il tirait des sons aigus, et frappait de la main gauche un tambour suspendu à son cou ; cette musique naïve nous rappela tout à fait le tambourin et le galoubet, accompagnement obligé de tous les romerages provençaux. Venaient ensuite les majos en costume de gala, tenant à la main une longue vara ou bâton à l’extrémité fourchue, et accompagnés de leurs majas aux cheveux ornés de fleurs, parées de leurs robes à volants et de leurs châles en crêpe de chine jaune ou cerise ; les unes jouaient du tambour de basque, d’autres des castagnettes ; de nombreuses guitares, bien entendu, faisaient aussi leur partie dans ce concert, sans parler des chants, des cris de joie des femmes et des enfants.

Derrière le char de la madone venait une longue file de carros chargés de jeunes filles, comme ceux que nous avions déjà vus au retour de la feria de Torrijos ; puis des majos montés sur des potros andalous à la longue crinière, portant en croupe leurs compagnes affublées de ces vieilles toilettes de señoras dont nous avons parlé, et qui se croyaient sans doute à la dernière mode de Paris.

Les marchands en plein air durent faire ce jour-la de brillantes affaires : la foule se pressait autour des Gitanas qui faisaient frire leurs beignets dans l’huile rance, et assiégeait les boutiques des avellaneras, surchargées de noisettes qui s’élevaient en monticules sur des tables de bois. Mais les marchandes d’alfajores attirèrent surtout notre attention ; ces gâteaux, de nom et d’origine arabe, sont faits de sucre et d’épices, et sont ordinairement vendus par de brunes serranas (montagnardes) d’une beauté remarquable. Le costume de ces serranas diffère complétement du costume andalous : la coiffure se compose d’un chapeau de feutre noir à larges bords, et d’une espèce de capuchon de laine noire qui couvre la tête et retombe sur les épaules ; les cheveux, comme ceux des Suissesses, forment une longue natte terminée par un nœud de rubans ; les manches du justaucorps sont ornées de nombreux boutons de filigrane d’argent, et une jupe courte, rayée de bleu et de blanc, laisse voir un petit pied finement chaussé.

La fête du Rocio, comme toutes les fêtes andalouses, se termina par des danses nationales, et Doré y fit une ample moisson de croquis, que nous ne tarderons pas à utiliser.

Ch. Davillier.

(La suite à la prochaine livraison.)