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grand développement, surtout sur le théâtre que la cour avait fait établir au Buen Retiro ; les anciens pas, fort simples pour la plupart, furent transformés en danses assez compliquées, ou en ballets que l’on arrangea suivant le goût du moment. Les poëtes en réputation, tels que Quevedo et Luis de Benavente, ne dédaignèrent pas de travailler pour ces ballets : déjà des auteurs très-connus, Lope, Antonio de Mendoza et Calderon avaient intercalé dans leurs œuvres des pièces du même genre.

C’est sous le règne de Philippe IV que des danses d’un genre particulier, les danzas habladas, arrivèrent à l’apogée de leur vogue : les danses parlées, dans lesquelles figuraient des personnages allégoriques ou mythologiques, étaient déjà en usage du temps de Cervantès, qui en donne la description dans son Don Quichotte [1].

« Il ne fut pas moins ravi d’un autre chœur de danse qui parut bientôt après. C’était une troupe de jeunes filles choisies parmi les plus belles, si bien du même âge, qu’aucune ne semblait avoir moins de quatorze ans, ni aucune dépasser dix-huit. Elles étaient toutes vêtues d’un drap vert léger, avec les cheveux moitié tressés, moitié flottants, mais si blonds tous, qu’ils auraient pu lutter avec le soleil ; et, pour coiffure, elles portaient des guirlandes formées de jasmins, de roses, d’amarantes, et de fleurs de chèvrefeuille. Cette jeune troupe était conduite par un vénérable vieillard et par une matrone à l’air imposant, mais très-légers et très-agiles pour leur âge avancé. C’était le son d’une cornemuse de Zamora qui donnait la mesure, et les jeunes filles, aux pieds agiles et à l’air plein de décence, se montraient les meilleures danseuses qu’on pût voir.

« On exécuta ensuite une danse composée, de celle qu’on appelle habladas. C’était une troupe de huit nymphes, placées sur deux rangs ; l’un de ces rangs était conduit par le dieu Cupidon, l’autre par l’Intérêt — celui-là paré de ses ailes, de son arc et de son carquois ; l’autre, couvert de riches habits d’or et de soie. Ensuite venaient les nymphes, qui représentaient la Poésie, la Discrétion, la Bonne famille, la Vaillance, la Libéralité, le Trésor, la Largesse, la Possession pacifique, etc. Chacun de ces personnages allégoriques défilait à son tour, et, après avoir dansé son pas, récitait quelques vers. »

À la cour de Philippe IV, on représenta ces danzas habladas avec un luxe vraiment extraordinaire de costumes et de décors, et il arriva plus d’une fois que des personnes de la famille royale daignèrent y jouer un rôle actif.

Peu à peu les danses nationales disparurent du théâtre. Au commencement du siècle dernier, la Sarabande et la Chacone étaient complétement abandonnées, ainsi que les autres danses du même genre. À cette époque apparurent de nouveaux pas qu’on peut considérer comme le type des danses actuelles, les seguidillas, le fandango et le bolero.

C’est vers les premières années du siècle dernier que les seguidillas furent dansées pour la première fois dans la Manche ; aussi donne-t-on encore le plus souvent à cette danse le nom de seguidillas manchegas. Ce mot, du reste, sert également à désigner les chansons qui accompagnent ordinairement les séguedilles. Les séguidillas ne diffèrent presque pas du bolero : ce sont les mêmes pasadas (figures), les mêmes estribillos (refrains), et les mêmes bien parados (temps d’arrêt). La principale différence entre ces deux danses consiste en ce que la première est d’un mouvement plus vif que le bolero, qui aujourd’hui est à peu près abandonné, sauf au théâtre. Ce mot, qu’on écrit aussi quelquefois volero, vient, dit-on, de ce que le pas exige tant de légèreté que les danseuses semblent voler ; aujourd’hui, on appelle également boleros et boleras les danseurs et danseuses de profession qui paraissent sur les théâtres.

Si la danse des séguidillas est à peu près moderne, il n’en est pas de même du nom, qui est fort ancien, mais qui s’appliquait autrefois, à ce qu’il paraît, à un pas d’un genre tout à fait différent. Cervantès, qui parle assez souvent des danses de son pays, en dit quelques mots dans le trente-huitième chapitre du Don Quichotte.

N’oublions pas de nommer une danse sur laquelle nous reviendrons plus tard, le fandango, si célèbre entre toutes les anciennes danses espagnoles. « Quel est le pays barbare, dit le poëte espagnol Tomas de Yriarte, dont les habitants ne s’animent en entendant les airs de leurs danses nationales ! L’air le plus populaire chez le peuple espagnol, cet air à trois temps, accompagne une danse dont les mouvements pleins de goût et de fantaisie étonnent les maîtres les plus habiles : c’est le gracieux fandango, qui enchante par sa gaieté nos compatriotes aussi bien que les étrangers, et qui ravit également les vieillards les plus sévères. »

Un auteur du temps de la restauration décrit la même danse, « bien digne d’être exécutée à Paphos ou à Gnide, dans le temple de Vénus. » — « L’air national du fandango, comme une étincelle électrique, frappe, anime tous les cœurs : femmes, filles, jeunes gens, vieillards, tout paraît ressusciter, tous répètent cet air si puissant sur les oreilles et l’âme d’un Espagnol. Les danseurs s’élancent dans la carrière ; les uns armés de castagnettes, les autres faisant claquer leurs doigts pour en imiter le son : les femmes surtout se signalent par la mollesse, la légèreté, la flexibilité de leurs mouvements et la volupté de leurs attitudes ; elles marquent la mesure avec beaucoup de justesse, en frappant le plancher de leurs talons. Les deux danseurs s’agacent, se fuient, se poursuivent tour à tour ; souvent la femme, par un air de langueur, par des regards pleins de feu, semble annoncer sa défaite. Les amants paraissent prêts à tomber dans les bras l’un de l’autre ; mais tout à coup la musique cesse, et l’art du danseur est de rester immobile : quand l’orchestre recommence, le fandango renaît aussi. Enfin la guitare, les violons, les coups de talons (taconeos), le cliquetis des casta-

  1. Seconde partie, chapitre XX.