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louses, car un bon nombre de pas qui figuraient sur le programme alléchant du salon del Recreo n’avaient pu être exécutés ; aussi désirions-nous vivement assister à quelques-unes de ces réunions populaires qui ont lieu dans certains quartiers de Séville, tels le faubourg de Triana et la Macarena, réunions dont la danse constitue le principal élément, et qui sont connues sous le nom de bailes de candil. Heureusement, nous avions fait la connaissance d’un brave garçon qu’on appelait Coliron, et qui exerçait, à ses moments perdus, la profession de guitarrero. Coliron nous avait promis de nous conduire un soir chez un Gitano de ses amis, le tio Miñarro (le père Minarro), qui tenait, dans le faubourg de Triana, une taberna où de temps en temps les majos et les majas de Séville se livraient aux danses andalouses.

On appelle en Andalousie bailes de candil les bals de bas étage qui ont lieu ordinairement dans une taberna, une botilleria (débit de vin et de liqueurs) ou dans quelque maison de modeste apparence : on a nommé ainsi ces réunions à cause de leur éclairage peu brillant, qui consiste le plus souvent en un candil, petite lampe en cuivre ou en fer très-usitée en Andalousie et dans d’autres parties de l’Espagne. Le candil a beaucoup d’analogie avec la lampe antique : il se compose d’un récipient antique destiné à recevoir l’huile dans laquelle plonge une mèche placée horizontalement ; la lampe se termine par une tige au bout de laquelle se trouve un crochet qui sert à la fixer au mur.

On a encore donné à ces bals un autre nom assez pittoresque, c’est celui de bailes de boton gordo ou de cascabel gordo, ce qui signifie littéralement bals à gros boutons ou à gros grelots ; allusion aux boutons de filigrane d’argent qui ornent ordinairement la veste et le pantalon des gens du peuple.

Le soleil était couché depuis plus d’une heure quand nous quittâmes notre fonda en compagnie du guitarrero pour nous diriger vers le baile de candil ; nous arrivions bientôt au bord du Guadalquivir, dont les eaux calmes et unies reflétaient les lumières de quelques navires ancrés sous la Torre del Oro, et nous traversions le Puente de hierro, nouveau pont de fer beaucoup plus solide, mais moins pittoresque que l’ancien pont de bateaux.

Arrivés au faubourg de Triana, nous suivîmes, guidés par Coliron, plusieurs rues fort malpropres et parfaitement sombres, car l’éclairage et le balayage sont également négligés dans le quartier des Gitanos. Cependant, nous arrivâmes sans encombre devant la botilleria du tio Miñarro à la porte de laquelle devisaient en fumant leur papelito plusieurs personnages en costume andalous, parmi lesquels nous reconnûmes quelques-uns des aficionados que nous avions rencontrés précédemment à l’academia de baile de don Luis Botella.

Après avoir traversé une salle où buvaient paisiblement quelques gaillards à la mine assez farouche, nous pénétrâmes dans un patio soutenu par des colonnes de marbre blanc surmontées de chapiteaux sculptés ; ce patio, comme un grand nombre de ceux qu’on voit encore à Séville, remontait au temps des Arabes ; des citronniers séculaires tapissaient les murs lézardés, et des plantes grimpantes s’enroulaient autour des colonnes jaunies par le temps ; aux angles de la cour s’élevaient des bananiers aux feuilles déchiquetées et un de ces arbustes communs en Andalousie, qu’on appelle damas de noche, dames de nuit, parce que leurs fleurs jaunes, fermées pendant le jour, ne s’ouvrent qu’après le coucher du soleil, en répandant au loin une odeur suave et plus pénétrante encore que celle de la fleur d’oranger. Quatre petites lampes du genre de celles que nous venons de décrire, dont la lueur vacillante éclairait d’une manière bizarre cette végétation inculte, mais luxuriante ; quelques chaises de paille et des bancs de sapin, disposés entre les colonnes, attendaient les spectateurs.

Une demi-douzaine de jeunes gens aux épais favoris noirs taillés en côtelettes, de patillas de boca de hacha, comme on dit à Séville, devisaient au milieu du patio, tout en accordant leurs guitares, avec quelques majas qu’il nous sembla bien avoir déjà entrevues lors de notre visite à la fabricá de tabacos ; c’était en effet des cigarreras, et même la flor de las cigarreras, comme nous l’entendîmes dire autour de nous quelques instants plus tard, car des chanteurs, guitarreros, danseurs et danseuses arrivaient peu à peu, et le patio ne tarda pas à se remplir.

Quelques accords de guitare se faisaient déjà entendre, lorsqu’un murmure d’approbation accueillit l’entrée du Barbero, un des cantadores les plus renommés pour les chansons andalouses.

Sentarse ! sentarse ! (assis ! assis !) crièrent quelques-uns des assistants, el Polo ! va á cantarse el Polo ! (on va chanter le Polo !) El Polo ! El Polo ! reprirent en chœur tous les spectateurs.

Le Polo, dont le nom s’applique également à une danse, est un des airs pour lesquels les Andalous montrent le plus de prédilection. Parmi les chants populaires de l’Andalousie, il en est un certain nombre dont l’origine arabe n’est pas douteuse : il faut placer en première ligne les Cañas, qu’on peut considérer comme la souche primitive et le type de ces chants ; au reste le nom même de la Caña, nous l’avons déjà dit, est à peu près arabe, puisqu’il dérive du mot Gaunia, qui signifiait chant dans la langue des anciens possesseurs de l’Andalousie.

La Caña, dont le caractère est essentiellement mélancolique, ressemble à une lamentation qui commence par un soupir prolongé et comme étouffé ; la voix, après avoir parcouru dans plusieurs tons une espèce de gamme chromatique, devient peu à peu plus sonore, en même temps que la mesure devient plus vive. On peut dire que la Caña est comme la pierre de touche des vrais chanteurs andalous, arrieros (muletiers), contrabandistas, caleseros et autres, car elle exige des poumons infatigables, et le cantador obtient d’autant plus de succès qu’il prolonge plus longtemps les notes aiguës.

Est-il besoin de dire que ces chants à moitié arabes, qui sont plus faciles à comprendre et à retenir qu’à noter, n’ont pas la moindre ressemblance avec les pré-