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tendues chansons andalouses où, sous prétexte de couleur locale, Grenade rime avec sérénade, Inésille avec résille, taureador avec matador, et que certains compositeurs de romances de salon nous donnent comme de la musique espagnole ? Les Polos, ainsi que les Tiranas, les Rondeñas, les Olés, les Malagueñas, les Tonadas et quelques autres chants populaires, sont d’origine arabe comme les Cañas dont nous venons de parler, et dont ils sont des dérivés.

Le Barbero ne se fit pas prier longtemps et prit place à côté de Coliron, qui préludait sur sa guitare par les arpéges les plus compliqués, entremêlés d’accords plaqués avec le revers de la main et de petits coups secs frappés sur la table de l’instrument ; le chanteur préluda de son côté par quelques modulations à bouche fermée, et en faisant, dans les notes les plus élevées, des tenues tellement prolongées qu’aucun instrument à vent n’aurait pu les imiter ; peu à peu sa voix devint plus éclatante et il entonna de toute la force de ses poumons ce polo bien connu à Séville :

La que quiera que la quieran
Con faitiga y calià,
Busque un mezo macareno,
Y lo güeno provara !

« Celle qui veut être aimée avec ardeur et avec passion n’a qu’à chercher un garçon macareno (du faubourg de la Macarena), et elle aura ce qu’il y a de meilleur. »

Le Barbero n’eût pas plus tôt achevé ce couplet que les applaudissements éclatèrent de toutes parts : Olé ! olé ! olé ! zas ! s’écrièrent les femmes en battant des mains ; otra copla ! otra copla ! (un autre couplet).

Le chanteur promena un instant ses regards sur la partie féminine de l’assemblée, et il reprit ainsi après avoir regardé en souriant une des plus jolies majas :

Ven acá, chiquiya,
Que vamos a bailar un polo
Que se junde medio Seviya !

« Viens ici, petite ; nous allons danser un polo qui fera crouler la moitié de Séville ! »

La maja que le Barbero venait d’appeler à la danse était une jeune fille d’environ vingt ans, qu’on appelait la Candelaria, souple, robuste et potelée, una moza rolliza, comme disent les Espagnols.

La Candelaria s’avança avec ce balancement de hanches plein de désinvolture qu’on appelle le meneo, et se campa fièrement au milieu du patio, attendant son danseur.

Le Barbero voulait ménager ses poumons, car son répertoire était nombreux ; il céda donc sa place à un grand gaillard nommé Cirineo (le Cyrénéen), et Coliron recommença l’air du polo avec un entrain qui enleva les danseurs. Les castagnettes commencèrent à se faire entendre accompagnées du son joyeux des panderetas, tandis que de leur côté les assistants marquaient la mesure avec des palmadas, c’est-à-dire en donnant tour à tour avec les doigts de la main droite deux coups secs dans la paume de leur main gauche, et en frappant les deux mains ensemble ; d’autres donnaient de petits coups de talon sur les dalles du patio, ou les frappaient en cadence du bout de leur canne à épée ; — car les majos de Séville sortent rarement sans leur canne à épée. En même temps se croisaient à l’adresse de la danseuse ces exclamations d’encouragement dont les Andalous sont si prodigues :

Olé ! olé ! Juy saláa ! Anda, salero ! Vaya una jembra regachona ! (Quelle séduisante fille !)

La Candelaria, merveilleusement secondée par son danseur, n’avait pas, du reste, besoin de ces excitations : tantôt elle se tordait comme pour échapper à la poursuite de son partenaire, tantôt elle semblait le provoquer en relevant et en abaissant tour à tour à droite et à gauche le bas de sa robe d’indienne à volants, qui flottait en laissant entrevoir un jupon blanc empesé et le bas d’une jambe fine et nerveuse.

L’enthousiasme commençait à gagner tous les spectateurs ; les femmes se haussaient sur la pointe du pied, et chacune adressait son mot à la danseuse, en applaudissant avec son éventail.

Alza, morena ! Mas ajo à pique ! (Allons, brunette, plus d’ail dans la sauce !) s’écria tout à coup un vieux Gitano à la voix enrouée, qui trouvait apparemment que la danseuse manquait d’entrain ; elle le regarda en souriant, et le menaça du bout du petit doigt ; Cirineo prit alors un tambour de basque, et après l’avoir fait résonner un instant, il le jeta aux pieds de la Candelaria qui se mit à danser autour de l’instrument en redoublant de verve et d’agilité.

Bientôt les deux danseurs, épuisés, hors d’haleine, allèrent tomber sur un des bancs qui garnissaient le patio ; mais la malicieuse cigarrera fut bientôt remise de sa fatigue, et elle fit signe du doigt au vieux Gitano qui l’avait interpellée, lui enjoignant, pour sa punition, de chanter une Tonada, ou une Tonáa, comme prononcent les Andalous.

Vaya la tonda ! (Allons, la tonada !) répétèrent tous les assistants.

Et le vieux Gitano, après avoir pris, une guitare, s’assit, croisa ses jambes, toussa, cracha, et entonna cette chanson en caló :

Moza güena, tu zandunga
Vale mas que Gibrartá,
Güenos clises abiyas,
Eres jembra e caliá !

« Charmante fillette, ta grâce vaut mieux que Gibraltar ; tu as des yeux charmants et tu es une femme accomplie. »

Otra ! otra ! Tio ! (Encore, encore, vieux père) s’écria la Candelaria en faisant toutes sortes d’agaceries au vieux Gitano, dont l’organe voilé venait d’obtenir un franc succès de rire.

Viva la Macarena ! s’écria le vieux bohémien ; et après avoir avalé d’un seul trait une copita de aguardiente (petit verre d’eau-de-vie) que la jeune fille lui présentait,