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LE JAPON,


PAR M. AIMÉ HUMBERT, MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE DE LA CONFÉDÉRATION SUISSE[1].


1863-1864. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




Sépultures.

La Chine éveille, à chaque instant, l’image d’un édifice poudreux et vermoulu, confié à la garde de vieux invalides. Au Japon, il n’y a littéralement ni ruines ni poussière ; et telle la fraîche végétation de ses îles toujours vertes, telle aussi cette apparence d’inaltérable jeunesse qui se transmet de génération en génération chez les habitants de cet heureux pays.

Ils ornent même leur dernière demeure des attributs d’un printemps éternel. Leurs cimetières sont, en toute saison, parés de verdure et de fleurs. Leurs tombeaux, simples tables commémoratives, conservent le souvenir des trépassés sans y rien ajouter qui rappelle le spectacle de la destruction. Chaque famille ayant son enclos spécial, et chaque mort sa pierre dans le champ commun du repos, la tradition de ceux qui ne sont plus se déroule de colline en colline, parmi les jardins et les bosquets sacrés, jusqu’aux abords des villes et des bourgades.

À Nagasaki, ce tableau est du plus grand effet. La ville s’étendant au pied d’une enceinte de montagnes dont les pentes inférieures sont généralement abruptes, celles-ci ont été taillées en gradins, qui forment principalement autour des vastes quartiers de l’Est, un admirable amphithéâtre de terrasses funéraires.

On dirait deux villes en présence : dans la plaine, la cité des vivants étalant au soleil ses longues et larges rues bordées de frêles maisons de bois et animées d’une foule éphémère ; et sur la montagne, l’austère nécropole, avec ses murailles et ses monuments de granit, ses arbres centenaires, son calme solennel.

Les habitants de Nagasaki, quand ils lèvent les yeux dans la direction de la montagne, doivent songer involontairement aux innombrables générations qui se sont écoulées avant eux sur la terre. Cette multitude de pierres tumulaires dressées sur les terrasses, où elles apparaissent à travers la gaze bleuâtre des lointains vaporeux, fait naître l’idée que les esprits des aïeux reviennent parmi les tombeaux : là, muets mais attentifs, ils contemplent l’agitation de la cité.

Une fois par an, vers la fin du mois d’août, la population tout entière les convie à une fête solennelle, qui se prolonge pendant trois nuits consécutives.

Le premier soir on éclaire, au moyen de lanternes en papier peint de différentes couleurs, les tombes des personnes mortes durant l’année qui vient de s’écouler.

La seconde et la troisième nuit, toutes les tombes sans exception, les vieilles comme les nouvelles, participent à la même illumination et toutes les familles de Nagasaki vont s’installer dans les cimetières, ou elles se livrent, en l’honneur des ancêtres, à d’abondantes libations. Les éclats d’une gaieté étourdissante retentissent de terrasse en terrasse, et des fusées, lancées par intervalles, semblent mêler au bruit des réjouissances humaines le son des échos de la voûte céleste.

Les résidents européens se transportent à bord des vaisseaux en rade pour contempler de loin le spectacle féerique que présentent les collines, toutes resplendissantes de rougeâtres lueurs.

Mais, à la troisième veille, on voit tout à coup, vers les deux heures du matin, de longues processions de lumières descendre des hauteurs et se grouper sur les bords de la baie, tandis que la montagne rentre peu à peu dans l’ombre et le silence. Il faut que les morts s’embarquent et disparaissent avant l’aube du jour. On leur a tressé des milliers de nacelles de paille, chacune approvisionnée de quelques fruits et de petites pièces de monnaie. On charge ces frêles embarcations de tous les lampions en papier de couleur qui ont servi à l’illumination des cimetières, on tend au vent leur petite voile de natte, et la brise matinale les disperse sur la rade, où elles ne tardent pas à s’enflammer. C’est ainsi que la flottille entière se consume en traçant dans toutes les directions de larges sillons de feu. Les morts vont vite. Bientôt le dernier navire a sombré, la dernière lumière s’est éteinte, la dernière âme a fait ses adieux à la terre.

Au lever du soleil, il ne reste plus trace de la veille des morts (voy. comte de Lijnden, Souvenir du Japon).

Dans les temps anciens, quand le Japon n’avait pas d’autre religion que le culte des Kamis, l’on faisait aux personnages d’une certaine importance les honneurs d’une sépulture spéciale, distincte des cimetières réservés au commun peuple.

On choisissait ou l’on élevait dans ce but une colline de forme conique, qui recevait, comme un castel, le nom de Yasiro, demeure fortifiée. Elle était bordée de murs de construction cyclopéenne, et généralement entourée d’un large fossé ; mais un tori, placé à l’entrée du pont qui unissait la colline à la plaine, témoignait de la sainteté du lieu.

On déposait le cercueil dans un sépulcre de pierre, semblable à un cénotaphe, et l’on abritait ce monument

  1. Suite. — Voy. pages 1, 17, 33 et 49.